samedi 2 mars 2013

"Un sale petit ciel de dix heures du matin en plein après-midi, un sale petit ciel de ville avec de la fumée dans les coins."






Alain Gheerbrant vient de disparaitre à l'âge de 92 ans. Ce poète et "voyageur révolté et ludique", explorateur, ethnologue, publia après guerre la revue et les éditions K, qui donnèrent certains des plus grands textes d'Antonin Artaud, dont Main d'ouvrier et main de singe — que je ne lus pas pour rien quand j'étais gamin. L. W.-O. 


Un extrait de son livre sur l'Orénoque :

" En sortant de l'avion je fus déçu.
Il faisait froid jusqu'au cou, aigre jusqu'aux oreilles. Il pleuvait. Un sale petit crachin d'octobre mal éveillé.
Un sale petit vent de Toussaint.
Un sale petit ciel de dix heures du matin en plein après-midi, un sale petit ciel de ville avec de la fumée dans les coins.
Qui comprendrait ce que je venais chercher ? Il suffisait que je veuille parler, que je tente de m'expliquer pour que cessent les conversations et que s'arrêtent les gens avec impatience autour de moi.
«Alors ! disaient tous ces regards, il se dépêche, oui !»
Il me semblait être tombé encore une fois dans un monde qui n'avait plus de temps à perdre.
Il me fallut ruser, cacher au fond de ma poche dans mon poing serré, le rêve qui m'amenait là, ne le montrer qu'à la dérobée, dans l'ombre des porches et dans les rues du peuple, lézardées de nuit, et dans les cafés allumés comme des étoiles au bout de la ville.
Le monde était recouvert de craie, c'était une nuit de plein jour, et par où la traverser ? Je cherchai le fil.
Quand tout un peuple fut mort ou noyé dans l'alcool, une politique rigoureuse s'instaura dans l'ordre et la dignité. Ce fut elle qui entreprit de tout restaurer et qui pansait plaies et cratères en ce mois de septembre où j'arrivai. Tout était nettoyé, plâtré, bétonné, mais le 9 avril fumait encore dans les hauts comme dans les bas quartiers.
À Bogota où j'arrivais en septembre 1948 pour chercher un monde oublié mais qui continue d'exister, il fait froid et l'eau bout à quatre-vingt-cinq degrés sur deux mille six cent trente mètres de montagnes et de rochers.
À quatre degrés en contrebas, sur la barre rouge de l'équateur, chantent les singes et les perroquets posés, l'air est plein d'eau et les palmiers font place à la forêt où marchent nus, couverts des plumes du musée, les caciques, les sorciers et les guerriers. Depuis l'aéroport de Bogota où je débarquai, il me fallut huit mois pour attraper le fil de la rampe qui passe par les orchidées, les musées, les hauts et les bas quartiers, et qui descend jusqu'où j'allais m'aventurer."

Alain Gheerbrant


3 commentaires:

Dominique Hasselmann a dit…

Merci, je ne connaissais que très vaguement (et de nom uniquement), je parle d'Alain Gheerbrant.

Nuagesneuf a dit…


Merci pour cette découverte.

kwarkito a dit…

Amazone-orénoque est un grand souvenir de lecture. Je me souviens en particulier de l'astuce pour pouvoir observer les instruments de musique tabou pour les étrangers (l'anecdote des tables de multiplications récitées a voix haute)