jeudi 28 février 2013

"Every Time We Say Goodbye…"




"Chet Baker. En regardant Let's get lost, le film que Bruce Weber lui a consacré, on comprend que ce n'était pas le velouté déchiré de sa musique qui était à l'image de sa vie, mais l'inverse."

Frédéric Schiffter, Délectations moroses
Le Dilettante ed.


Je ne saurais vivre sans la musique de Chet Baker, sans pouvoir à tout moment écouter du Chet Baker, à tout moment opposer la grâce sublime de cet ange aux assauts du vampirisme général, me mettre sous sa protection quand surgissent les démons, retrouver le "la" du vrai chagrin de la vie quand je ne peux pas écouter une seconde de plus l'insupportable boucan des frénétiques amis de la mort, les chants tribaux des bipèdes dynamiques, les unissons de toutes les hordes, les glapissements de l'amitié, les déclarations d'amour, l'appel général, les conseils et les ordres, les sussurations publicitaires, les sonneries des portables, les mélopées des lieux de culte, les déclamations des slammers subventionnés, les haut-parleurs obligatoires, la perceuse des bricoleurs, le moindre intermittent du spectacle, les militants souriants, les barbares percussions matinales des sorteurs de poubelles et des éboueurs, les klaxons des nerveux, les auto-radio à fond avec des voix synthonisées, la France Rires & Chansons, l'esprit Canal Plus, l'ignominie des discours, les jingles en boucle, le baratin des pédagogues, les génériques inoubliables, le brouhaha des talk-shows, les flashes info et les chroniqueurs à la con, le stand-up des comiques officiels, les vies & opinions des pipoles, les coups de sonnette, les coups de freins et d'accélérateur, le couinement des rats cybernétiques, les boîtes vocales, les mots d'ordre et les pin-pons, les réclamations et les indignations, tous ces The Voice qu'on croise, toutes les explications et le pilonnage des sollicitations d'attention, le totalitarisme culturel, les gueuleries identitaires, les fausses notes et les trémolos, tous les couacs et tous les coin-coin, les décibels de la crétinerie, les gazouillis des tweets, la cucaracha des tchats, les messes basses des sms, le tic-tac de la moindre horloge ou machine infernale, et ce qu'ils osent appeler musique…

Vite ! je mets du Chet Baker quand je serais capable de tuer net, pour lui faire fermer sa gueule, le premier qui veut à tout prix que je l'écoute ou qui y croit. 
La télé, la radio, la conversation automatique, la fraise du dentiste, quand je ne puis m'en éviter le calvaire, et même le téléphone, que je décroche si rarement, même les alarmes des vraies urgences de la vie, je ne puis les endurer qu'avec du Chet Baker dans les tympans. Pour oublier le Niagara de tous les chiottes, je mets du Chet Baker. Pour ne plus entendre mes propres organes, je mets du Chet Baker. En tripotant mon ticket d'admission dans le terrifiant silence d'église de ces hôpitaux où plus personne ne hurle, je mets du Chet Baker.
Cet homme chante et joue pour moi : quand je ne m'entends plus, je mets du Chet Baker. 
Quand, livré à moi-même, ma propre bêtise me tympanise, je mets du Chet Baker.  

Il couvre même ces lancinants acouphènes qui me font tourner en bourrique.

Quand j'en suis réduit à ce comble de la Danse de Saint-Guy, la stabulation glaglateuse catatonique, je mets du Chet Baker.

Je fume en play-back : tirant paisiblement sur mon mégot, et rejouant, du bout des lèvres, sur ce muet pipo de papier & tabac, ces mélodies et ces ritournelles que je connais plus que par cœur. De tous mes nerfs et de tout mon sang. Ces chansons catastrophiques qui savent tout sur moi, ces tempos casse-gueule, ces chorus minimalistes qui parlent pour tout ce qui n'a pas de mots. Ce velouté du dernier souffle.


Chet Baker c'est moi, le souffleur de tabac gris.

Fumée ma musique, pour mes beaux yeux : je passe nuit et jour sur  ce nuage, pauvre type ahuri, tenu en lévitation par la magie de cette trompette obsédante, qui m'allège de tout mon gros poids d'homme.

On me cherche tout là-bas en bas ?! : je suis tout là-haut-là-haut.

Une amie m'a offert ce remède absolu : l'intégrale des enregistrements de Chet Baker. Un trésor sonore qui me garantit quelque chose comme un mois d'écoute non-stop. Cet antidote universel, je le porte toujours sur moi. Il tient sur une clé USB,  que je ne cesse de tripoter et faire briller : c'est aussi un talisman. Autrement dit un porte-bonheur. 
Cette petite fiole cybernétique est pleine du plus puissant stupéfiant que je connaisse. Et elle est aussi inépuisable que la bruyante bêtise des hommes est intarissable. Son charme opère dès la première note. Every Time I say Goodbye. Voilà un porte-clés magique, qui ouvre tout seul les portes sinon du Paradis, du moins de celui, artificiel, du plus sublime ravissement. Cela me dispense d'en être réduit, comme tous les cons, à tenter l'effraction avec des rossignols. Et comme on n'entre tout de même pas comme ça dans cet Ibiza des vernis dans mon genre, ils cornent pour qu'on leur ouvre, dans leur vuvuzela.
Tout le boucan des hommes finit vuvuzela.

De tout là-haut-là-haut, je les vois s'agiter, s'énerver beaucoup, exiger l'entrée immédiate, brandir des places gratuites (ou se réclamer d'untel : certains prétendent même qu'ils me connaissent, crient mon nom, ah tu parles !). Que le ciel leur tombe sur la tête !

Mais je n'entends rien, j'écoute Almost Blue, Time after Time


La discrète trompette de cet ange couvre cette trompette du diable, ce bout du bout, bien baveux, de la musique de l'homme, en pvc made in China : la vuvuzela, à une seule note, à portée de toutes les grandes gueules et qui se joue sans les doigts.
Mais même sans l'entendre, je le connais par cœur leur répertoire.


C'est le Crépuscule des Cons, la rengaine d'une seule note, joué par une fanfare de milliards de zombies.

Le barrissement final des lourdauds et des grosses têtes.
Le klaxon absolu.
L'unisson automatique à la portée de toutes les oreilles mortes.
Le pouet-pouet dernier cri.
Le contre-ut industriel qui brise tous les crânes.
L'instrument premier prix pour des continents entiers de derniers des abrutis.
La vraie trompette de la renommée de l'homme.
Embouchée par lui-même.
C'est l'Héroïque du Pétomane, transcrite pour vent de bouche.

L. Watt-Owen








MY OLD ADDICTION
Chet Baker's Unsung Swan Song
par David Wilcox


My old addiction
Changed the wiring in my brain
So that when it turns the switches
Then I am not the same

So like the flowers toward the Sun
I will follow
Stretch myself out thin
Like there's a part of me that's already buried
That sends me out into this window

My old addiction
Is a flood upon the land
This tiny lifeboat
Can keep me dry
But my weight is all
That it can stand

So when I try to lean just a little
For just a splash to cool my face
Ahh that trickle
Turns out fickle
Fills my boat up
Five miles deep

My old addiction
Makes me crave only what is best
Like these just this morning song birds
Craving upward from the nest
These tiny birds outside my window
Take my hand to be their mom

These open mouths
Would trust and swallow
Anything that came along

Like my old addiction
Now the other side of day
As the springtime
Of my life's time
Turns the other way

If a swan can have a song
I think I know that tune
But the page is only scrawled
And I am gone this afternoon
But the page is only scrawled
And I am gone this afternoon

words by David Wilcox





lundi 25 février 2013

"Sur du papier de lune rêche…"


La Lune par Johannes Helevius, 1645
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(Plus tard, en m'en allant) : "Restez encore un peu", m'invita-t-elle : "de toute façon il faut que j'attende Lore, je n'irai pas me coucher avant". Mais je sortis; elle aussi a envie d'être seule de temps en temps; pour faire sa toilette ou ceci ou cela.
Il est minuit lune d'or : solitude de la place, léger souffle de vent transi. Chiottes noires. De retour dans l'espace bleu, je m'envoyais des giclées d'eau froide à pierre fendre jusqu'à ce que ça ballonne à la ceinture.  À l'intérieur j'écrivis sur du papier de lune rêche :
Poète : si le peuple t'applaudit, interroge-toi : qu'ai-je fait de mal ?! S'il t'applaudit aussi pour ton second livre, jette ta plume aux orties : jamais tu ne seras un grand. Car le peuple ne connait de l'art que l'art floral et culinaire (pas de malentendu : ces artistes-là sont peut-être des hommes de bien mais des mauvais musiciens !) — L'art pour le peuple ?! : le peuple jappe et se pâme de plaisir quand il entend le Chant de la Volga de Tsarévitch, et reste de glace, s'ennuie à mourir devant l'Orphée du Chevalier Gluck. L'art pour le peuple ?! : laissons ce slogan aux nazis et communistes; c'est svp au peuple (à chacun !) d'aller à l'art et non le contraire ! — D'autres amabilités de ce genre me fox-trottaient joyeusement dans la cervelle, mais je m'mis le manteau, pour dormir.
(…)
Vint, vit, stoppa : la lune devait nous en vouloir, elle jetait un éclat cru et barbare sur la paroi de verre qui nous séparait : nous étions face à face comme deux orages : Lore et moi. Alors que le mien devait être livide, son visage sombre propageait une coiffure venteuse et laiteuse. À dire, il n'y avait rien; par conséquent elle eut juste un rire bref, puis rentra dans la maison. Tourna lentement la clé. Avec une lenteur calculée. (Et déjà, la porte en face s'ouvrait; Grete lui fit de la lumière. "

Arno Schmidt, Brand's Haide, 1951
traduit par Claude Riehl
Christian Bourgois éditeur ©, 1991

C'est dans La Main de singe, en 1991, que Claude Riehl publia les premières pages de cette traduction. Avis aux (très rares) aficionados : je donnerai bientôt quelques "scans" du tapuscrit original, ainsi que du texte paru dans la revue. L. W.-O.

MOONDOG !!!!!

Qui nous dira si Schmidt, farfouillant avec l'aiguille du tuner sur sa radio "boite-à-sucre" tomba un beau jour, ou une belle nuit, sur la musique de Moondog, autre phénomène irréductible ?! Va savoir ce qu'il écoutait vraiment, ce drôle de coco ! 
Ce serait trop beau : qu'il écoutât les mélopées du grand viking de New-York, en pianotant l'alphabet, improvisant en rythme, et sifflotant, tapant de la semelle sur son linoléum !!!



mardi 19 février 2013

"Afficher mon profil complet"


La Lune pâle, par L. Watt-Owen © avril 2011

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La Lune pâle, collage du 28 novembre 1962
par L. Watt-Owen © 


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La Lune pâle, par L. Watt-Owen © 2007

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< voit son profil dans le croissant de la lune — pleure >

Gustave Flaubert, brouillon de L'Éducation sentimentale


lundi 18 février 2013

La mélasse



"La mélasse : une sorte de façon de s'embourber et de ne plus savoir se dépêtrer parce qu'on a trop bien cherché à embrouiller les choses et qu'on s'est embrouillé soi-même."

André Dhôtel, La tribu Bécaille

samedi 16 février 2013

WATT (by Himself !!!!!!!!!!!!!!!!!!!)





"Et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute trace soit perdue…"

Samuel Beckett, Watt



Bonne pioche ce matin, par hasard, en cherchant sur la Toile tout autre chose !

Primo, ces images inédites de Beckett in vivo, lisant le journal (au bistrot ?), puis s'éloignant. Avec en bonus la voix de Beckett himself, lisant son Watt.

Deuzio, ces pages arrachées au manuscrit original de Watt !!!!

Ah ne suis-je pas chic d'aussitôt faire tourner ces trucs stupéfiants ?!
L. W.-O.











Ces pages de notebook 

(et les explications ci-dessous) 

ont été piqués ici



The original manuscript of Beckett’s Watt, written in ink and colored crayons between 1940 and 1945, numbers 945 pages in six notebooks and loose sheets. The manuscript features many changes, deletions, and additions, and numerous doodles, sketches, mathematical calculations, rhyming schemes, and drawings.
Watt is a whale of a manuscript—a white whale. Among the thousands of modern manuscripts in the Ransom Center, it glows like a luminous secular relic. It is, at moments, magnificently ornate, a worthy scion ofThe Book of Kells, with the colors reduced to more somber hues. The doodles, cartoons, caricatures, portraits en cartouche include reminiscences of African and Oceanic art, the gargoyles of Notre-Dame, heraldry, and more. Beckett’s handwriting is at its most deceptively cursive. Eppur si legge! And it “reads” in other ways too. Jorge Luis Borges, examining Watt tactilely, sensed something of its extraordinary qualities, which, obviously, must transcend the visual. He asked his companion to describe it to him. This she did in detail, Borges nodding, “Yes, yes,” with a happy smile throughout her description.

vendredi 15 février 2013

L'art du vide



"J'écris pour débarrasser ma cervelle, pas pour encombrer celle d'autrui."
Louis Scutenaire

"Pocpocpocpocpocpoc…"








Arno Schmidt
Paysage lacustre avec Pocahontas
traduit par Claude Riehl
in Roses & Poireau
Maurice Nadeau éd., 1994


jeudi 14 février 2013

Soliloque dans une briqueterie en ruine


LECTURES INNOMMABLES / 7


Petite variante de nos lectures dites innommables, d'ordinaire strictement anonymes.

Pour faire pendant au précédent billet, voici de quoi agacer la sagacité du lecteur.
Est-ce d'Arno Schmidt (version Claude Riehl) ou de Louis Scutenaire ?
Va savoir !
Petit mélange panaché de morceaux choisis et recopiés non sans perversité par la main du singe, qui ne s'y retrouve déjà plus lui-même. Il va de soi que je ne donnerai jamais la solution. On s'en remettra à la certitude de son seul flair. Un Schmidt ou un Riehl n'auraient pas aimé qu'on leur souffle la bonne réponse ! 

Les hasards de ce cut-up (je tape ce qui me chante, piquant dans les volumes en vrac de l'un et de l'autre) font bien les choses : quel texte étonnant ! 
On l'intitulera, parce que c'est un titre vraiment chouette n'est-ce pas : 
Soliloque dans une briqueterie en ruine
On devrait le signer Arno Scut, ou Louis Schmidtenaire !
Mais la copie de cette invention n'est que l'œuvre de ce Docteur Bouvard & Mister Pécuchet, je soussigné,
L. W.-O.


Briqueterie en ruine par L. Watt-Owen © Ardennes, 2012
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Soliloque dans une briqueterie en ruine

par Arno Scut & Louis Schmidtenaire


Moi je suis pour la vengeance. Et si un clou me pique, je l'aplatis; si une pierre me navre, je l'écrase; si une patate me brûle, je pisse dessus avant de l'avaler.

Dans la nuit, dans la nuit : le vent sifflait une chanson qui se moquait de moi. Nous nous coulions en elle à pas furtifs de voleurs. Une fumée pommelée et jaune cire rampait sur un toit plat; se présentait une statue, on lui tapota les orteils. Paroles dans des vareuses rouges à carreaux noirs.

C'est une petite maison de jeu de construction, on ne sait comment on y entre.

Nos actes nous suivent et souvent même ils nous précèdent.

De minuit à minuit il n'y a pas du tout "1 jour" mais "1440 minutes" (et parmi celles-ci il y en a tout au plus 50 dignes d'intérêt!).

Je désavoue suffisamment les hommes pour espérer un refuge auprès d'eux, ces hommes que je désavoue moins parce que je les connais que parce que je me connais moi-même.

L'homme est bien plus bête qu'un géranium.

L'univers n'a pour nous qu'une limite : l'esprit humain.

On voit que l'antidote doit être à la hauteur du péril qui nous guette.

Il va sans dire : l'âge aboutit toujours davantage à un soliloque dans une briqueterie en ruine, à un mono-mimus devant un miroir onduleux.

On devient toujours plus vieux et branlant : elle, elle est pleine de santé et en voudra encore à 90 ans. Héréditaire. Et ce jour-là qui me massera le cœur, qui se penchera sur moi avec inquiétude ?

Son joli derrière monta les marches devant moi; les vigoureuses cuisses fonctionnaient terrestres : une clé pour ouvrir la chambre aux livres et une femme blanche bien découplée : que vouloir de plus quand on est un homme ?

Nous nous vîmes flous dans nos lunettes tachées.

Le portrait d'un chat est un texte.

Les aulnes entrèrent en effervescence gris-clair, bruxellèrent verts…

Gendarme en colère pue plus encore que d'ordinaire.

Humer un volume : étrange : chaque bibliothèque a son propre parfum, chaque boutique de livres anciens, auquel on la reconnait tout de suite.

Là-bas les sauts de carpe d'un ventre de fille.

Un livre fait de clins d'yeux.

J'ai des pensées fort élevées car je mesure près de deux mètres.

Elle mangeait des griottes et de loin déjà nous envoyait des pichenettes de noyaux : "Alors où qui sont tes Néanderthaliens ?"

Si seulement on était autre chose que le bouffon de la tribu; clown de la horde, auquel le chef pithécanthrope consent de temps en temps à jeter sur la poitrine un rogaton de mammouth.

Quelle preuve d'intelligence donne celui qui préfère les solutions convenant à l'état des choses à celle convenant à votre esprit !

La garde-robe d'une dame moderne tient dans une noisette.

Je n'ai jamais trouvé les exclamations des chevêches plus "inquiétantes" que les voix à la radio ou le souffle hurlant des trains de minuit long courrier.

Dès que le bonimenteur poussait sa gueulante, on entendait la sourde réponse de la foule invisible que l'apparence seule distinguait d'une quantité égale de moutons bêlants.

C'était sans doute là ma malédiction : devoir écrire sur tout.

Un judo de mots.

J'eus des amis qui m'ont fait craindre le beau ciel bleu.

Quand vous m'enfermerez, que ce soit dans une tour haute de cent mètres, sur un sommet, au bord d'un lac, au milieu d'une forêt grande.

Le crayon de charpentier entre les dents, comme une machette rougie au feu.

L'habit de deuil de la dernière nuit.

Et voilà, il mourut parmi les bardanes, par une journée splendide, dans une clarté sans pareille, au pays des oiseaux mouches.

Une fleur pour le brigand.

Merde à tout et merde à soi-même.

(Je ne suis pas plus amer qu'un appareil photographique.)

Mon corps sortit avec moi.

Arno Scut & Louis Schmidtenaire

Claude Riehl, Louis Scutenaire et Arno Schmidt


Arno Schmidt, homme des bois





"Il était un jeune homme d'une étrange beauté qui vivait
dans les bois
Sa cabane était verte
Et souvent il disait :
"Je suis un jeune homme d'une étrange beauté qui vit 
dans les bois
Ma cabane est verte "
Avec de profonds regards."

Louis Scutenaire, Inscriptions 1945/1963


Louis Scutenaire, rue de la Luzerne
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LE "POT BELGE" DE CLAUDE RIEHL
Nouvelle version rallongée de 
ce billet mis en ligne trop vite

Pour traduire l'impitoyable Arno Schmidt, Claude Riehl se dopait en s'enfilant, entre les rounds, des rasades de ce pot-belge : les Inscriptions de Louis Scutenaire, toujours à portée de main. 
Scutenaire, lui, lut-il Schmidt ? Va savoir ! 
(Si il lisait Les Lettres Nouvelles, alors il fut au jus). 
Et Schmidt eut-il vent de Scutenaire ? 
Ces deux contemporains se sont-ils ignorés ?
(En tout cas ils portèrent les mêmes lunettes affreuses des seventies !!)

Pour avoir farfouillé plusieurs jours dans la bibliothèque d'Arno Schmidt, à Bargfeld, en 1992, avec Claude Riehl, qui comme moi y venait pour la première fois (on racontera ça !), je me souviens y avoir vu du Queneau (ça on le savait) mais pas du Scutenaire, dont je suppose qu'il n'a jamais été traduit en boche. 
Il faudrait réécouter le Arno Schmidt, Une vie une œuvre, d'Isabelle Rabineau, émission jadis diffusée sur France-Culture : si j'ai bonne mémoire, on peut nous y entendre faire l'inventaire de la bibliothèque de Schmidt, à haute voix, à genoux devant ses murs de livres. Si jamais on était tombés sur un volume de Scutenaire, je crois que je m'en souviendrais, d'autant plus qu'alors Claude Riehl aurait fait un bond si grand qu'il aurait crevé le plafond de cette maison pour nains, et ça devrait s'entendre dans l'émission. 

Schmidt fût un drôle de coco volant à qui lui chantait ce qui lui passait par la tête. Outre Rhin, comme dans le monde entier, des centaines de déchiffreurs et de pisteurs se chargent d'identifier tous ses emprunts. Cela fait quarante ans que ça dure et ça durera encore quelques siècles.
Pour se distinguer, le lecteur français des transpositions françaises se délectera à pister les emprunts et astuces du traducteur, au moins aussi cultivé et futé que le phénomène de Bargfeld. 
Claude Riehl ne fut pas un moins drôle de coco, ni moins retors embobineur  que le retors embobineur de barbelés du Schauerfeld (légendaire "Pré des Démons" qui jouxtait sa tanière et fut le ring mental de ces matches). 
Je tiens Claude Riehl pour un des plus forts écrivains de ce temps. (Sinon LE).
Schmidt ne pouvait pas tomber sur pire que Riehl. C'est-à-dire sur meilleur.
En France, il avait déjà contraint le grand Jean-Claude Hémery à jeter les gants, qui trouva moins exténuant de se cogner Thomas Bernhard et Nietzsche à la fois (mais y resta quand même).
J'ai pu assister en direct aux combats Riehl / Schmidt.
J'ai fait quelquefois le soigneur, dans le coin du ring.
L'éponge fut souvent rouge.
Mais Riehl ne se laissa jamais démonter.
Ce n'est pas ça qui le knock-outa.
Mais des saloperies et des coups de Trafalgar dans les coulisses des matches.
Venant parfois d'anciens entraineurs.
(On racontera cela un de ces jours, peut-être.)

Ces deux farouches se tinrent tête tant d'année ! Se faisant des crocs-en-jambe et s'envoyant des coups vraiment vaches. 
Ainsi peut-on s'amuser beaucoup à repérer dans les traductions de Claude Riehl, outre l'influence dopante, les traces de Scutenaire qu'il y a laissées, tout à fait volontairement, comme des clins d'œil à retardement, bien cachés, pour les malins fouineurs. Le lecteur français de Schmidt mis en français par Claude Riehl doit donc s'avérer doublement finaud : à la hauteur de Schmidt et à la hauteur de Riehl. La bibliothèque de Schmidt s'y double de la bibliothèque de Riehl.
Il y a deux écrivains dans les livres de Schmidt importés de ce côté-ci de la ligne Siegfried. Pour le prix d'un. Que demande le peuple ?

L. W.-O. 

HELP ! : Si, par hasard, quelqu'un possédait enregistrement de ce Arno Schmidt, Une vie une œuvre, ce serait chic de m'en faire une copie. On en a un besoin urgent. Je n'en ai plus la cassette, et ne sais guère à qui sinon où la réclamer (ma chère Isabelle Rabineau, toi tu dois bien l'avoir, non ?). Il y aura récompense.

Bande-son :
Cette chronique a été rédigée en écoutant à fond du rap japonais électrisant — chacun ses péchés mignons en matière de dopage. 

Potemkine



Pas dormir !

mardi 12 février 2013

Ice Cream for crows

Thomas Bernhard — 9 février 1931—12 février 1989

Video : Thomas Bernhard capturé en exclusivité 
par La Main de singe



Le jour quitte sa chemise.
Nu, il se dresse sur les remblais
et rameute les oiseaux.
Dans le noir des flaches
croupit sa gueule rouge
cassée par les paysans.
L'herbe me plante ses sagaïes d'ombre
dans la cervelle.

À la fenêtre d'à-côté
un oiseau s'est perché
qui veille sur mes pensées,
jusqu'à ce que le sommeil, brutal,
m'arrache à mes souliers trempés.

Thomas Bernhard
(traduit par L. Watt-Owen © gaffe !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!)


La légende dit que, les dernières années, Thomas Bernhard écoutait du Prince ou du Captain Beefheart, à fond dans sa Mercedes et ne s'arrêtait que pour dévorer des glaces et des sorbets, même en plein hiver. Surtout en plein hiver. Ice Cream for crows.
L. W.-O.






lundi 11 février 2013

"Se sentir seul quand l'autre dit je suis là…"

In memoriam CLAUDE RIEHL
(22 décembre 1953 — 11 février 2006)

Claude Riehl à la vitre d'Arno Schmidt par L. Watt-Owen © 1992

"(…) faire le tour du propriétaire en comptant
les traverses de chemin de fer au carbonylium, 
et les PENoramas à nouveau, les mûres au fond,
         se sentir seul quand l'autre dit je suis là,
et ramasser des bouts, les recoller, dire voilà qui je suis
(j'essuie & construis),
         casser du bois et fendre le dos des livres (…)"


Claude Riehl, extrait d'une note d'Eschede, 28 août 1992





"Au cours de la nuit, je sortis furtivement. J'avançai dans un clair-obscur. La lune, notre astre bienveillant, était très haut dans le ciel et regardait dans la chambre. Mais quel spectacle s'offrit à ma vue — ou plutôt, à mon odorat! Mon maître — comment dire? — mon maître, pareil à un poussin au sortir de l'oeuf, gisait sur le sofa. Les tuyaux de ses jambes étaient fripés. Les pieds, vides selon toute apparence et détachés du reste du corps, étaient posés sur le plancher. Les épaules, la taille et une partie de la tête étaient éparpillées sur le sofa, saucissonnées, brisées, vidées de leur substance. Le visage manquait. Et dans le lit? Eh bien, le masque grimaçant de mon maître, éclairé par la lune, reposait dans le lit et regardait, au fond de sa petite maison blanche. Effrayant." (…)


Le chien de Panizza par L. Watt-Owen © 2009
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" On n'imagine pas jusqu'où peuvent aller ces comédiens !
 Dernièrement, j'accompagnais mon maître dans une maison dont j'avais quelques souvenirs car un certain gaillard m'y avait donné des biscuits. Dès l'entrée nous tombâmes sur deux individus aux visages balafrés de morve et de larmes séchées. Ils nous assaillirent de reniflements et de roulements d'yeux comme ce n'est pas permis. Je me dis aussitôt qu'il se préparait là quelque fringante comédie. Dans la pièce suivante, le gaillard (l'homme aux biscuits) était couché de tout son long et raide comme du bois dans un caisson noir et laqué où il jouait à feindre, retenant son souffle et ne remuant pas le moins du monde. Comment peut-on se prêter à un jeu pareil ! 
Je vous devine, vous autres petits chiens ! Vous vous imaginez sans doute qu'après quelque temps le gredin se releva précipitamment, qu'il tendit la main à ses congénères (dont on voyait clairement les jambes) et qu'il prononça, les dents nues, ces paroles : " C'était pour rire ! Cela vous a plu, n'est-ce pas ! ". Eh bien non. On rabattit et on vissa le couvercle. L'éhonté bouffon se laissa transporter jusqu'en bas des marches et enfourner dans une de ces fameuses maisonnettes monstrueusement entichées de deux rosses efflanquées qui le promenèrent bien pendant une heure aux portes de la ville ! Et pour eux c'est le fin du fin ! "

Oskar Panizza, Journal d'un chien
traduit par Claude Riehl et Dominique Dubuy
paru chez Plasma, L'Instant et Ludd

Avis ! On retrouvera souvent Claude Riehl ici, au fil des prochains jours.

HELP !
L'édition que je possède de ce Journal d'un chien ne comporte pas la postface de Claude Riehl. Quelqu'un, si il l'a, veinard !, sous la main,  serait-il assez chic, en vue de la rééditer, de me la photocopier ou scanner ? On donnera une exclusive récompense "riehlienne" ! 


AVIS !
Les "auteurs" qui, s'arrogeant une compétence, ont rédigé, en s'emmêlant les doigts, la page Wikipedia consacrée à Oskar Panizza méritent de se faire mordre où je pense ! Mais ces anonymes sont insaisissables. Ne rien dire, ni même mentionner dans la bibliographie "française", des traductions et éditions de Panizza parues chez Plasma, chez Ludd ou à L'Instant relève soit d'une méchante falsification volontaire soit d'une benoîte et féroce inculture. Dans les deux cas, ces flagrants délits permettent d'évaluer la fameuse compétence dont ces pédagogues cybernétiques volontaires se croient investis. 
Mais, me dira-t-on, pourquoi est-ce que vous ne la corrigez pas vous-même, cette page Wikipedia ?!? 
Tout bonnement parce que, primo, je ne m'estime guère compétent et, deuzio, parce qu'il faut être complètement taré pour avoir la vocation abjecte de l'activisme pédagogique, le goût abject de la grégarité et de l'œuvre collective, le dynamisme abject du missionnaire éclairé, et, last but not least, la lubie abjecte du béat bénévolat. 
Bémol à ce coup de gueule : comme la traduction du Concile d'amour (Agone & Cent Pages) par l'impeccable et épatant Pierre Gallissaires est mentionnée, on n'arrachera qu'une fesse au premier rédacteur panizzo-wikipedien qu'on débusquera. Pierre Gallissaires : voilà quelqu'un pour qui l'impitoyable Claude Riehl avait forte considération.
L. W.-O.