lundi 30 novembre 2015

S'en sortir !




« S'il y avait une sortie, je l'aurais trouvée.

Je ne suis pas plus bête qu'un autre. »


Cioran, Entretien TV (1973) avec C. Bussy


jeudi 26 novembre 2015

"Je suis l'anti-narrateur typique…"
















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Thomas Bernhard 
dans le film
3 Tage / 3 Jours
de Ferry Raddax
(Captures d'écran par L. W.-O.)

dimanche 22 novembre 2015

Fluctuat nec mergitur


Le tir dans Paris / Alfred Jarry





"Casque d'Or ? Une sale bonne femme !"


" La plupart des journaux ont décrit, sur des informations inexactes, ce qu’ils ont appelé « la vendetta de Charonne », laquelle se serait exercée au sujet d’une jeune femme surnommée Casque d’Or.
Nous trouvant copieusement informé, notre amour de la vérité nous reprocherait de ne point rétablir les faits.
Ce n’est pas la première fois que la presse aura « pris le Pirée pour un homme » ; mais nous ne nous expliquons pas cette dernière erreur grossière. Le « Casque d’Or » est une manifestation sportive bien connue, une « coupe », une épreuve dans le genre du « Bol d’Or », avec cette différence que le Bol d’Or est une course vélocipédique et le Casque d’Or une sorte de « poule » au couteau et au revolver.
Ajoutons que, sur une pétition de plusieurs sociétés de tempérance, à la coupe traditionnelle, regrettable encouragement à l’ivrognerie, a été substituée, comme prix, une jeune femme, choisie pour sa beauté et le précieux éclat fauve de sa chevelure.
Le match s’est disputé cette année entre deux sociétés de Belleville et de Charonne, qui avaient pour chefs d’équipe respectifs les professionnels Mandat et Lecca. Celui-ci nous prie d’insérer qu’il désire n’être point confondu avec Lesna, le célèbre coureur cycliste. Voici les résultats :
Première manche. – Elle est gagnée aisément, à Popincourt, par Mandat, déjà détenteur du Casque d’Or.
Deuxième manche. – La deuxième manche a lieu rue des Haies. Lecca, par une tactique habile, devient à son tour possesseur du Casque d’Or.
Après « la belle », Lecca reste imbattu, mais les efforts du vaillant champion l’ont épuisé. Il est actuellement en traitement à l’hôpital Tenon.
La police a assuré le service d’ordre et a fait en sorte, avec son affabilité coutumière, que les matcheurs ne fussent point dérangés.
Pour complaire à divers correspondants, nous ferons suivre ce compte rendu de quelques renseignements sur le tir au revolver dans Paris.
L’observateur le plus superficiel n’a pas manqué d’être frappé de la similitude de nos grandes avenues – et même de n’importe quelle rue – avec le dispositif d’un stand. Les maisons, ingénieusement disposées des deux côtés de la voie et parallèlement, empêchent tout écart du tir qui puisse être dangereux pour les spectateurs. Un grand nombre de rez-de- chaussée sont revêtus à cet effet, de plaques de tôle, ajustables à volonté. On reprochera tout au plus aux grandes avenues que leur largeur excessive risque de nuire à la rectitude de la visée, alors qu’une rue étroite est comme un prolongement du canon de l’arme qui guide à son but, comme à bout portant, le projectile. Mais personne n’ignore que ces grandes avenues sont spécialement réservées à ce que nous appellerons « les tirs de guerre en chambre », quand l’armée ou la police jugent à propos de s’exercer au maniement des armes à feu sans sortir des fortifications. Ayant pour cible le plus souvent une foule, opérant eux-mêmes en troupe, les tireurs peuvent mériter des distinctions honorifiques sans avoir à s’inquiéter de trop de précision. Mais ces stands sont le monopole de l’État, et le simple particulier qui voudrait s’y faire la main individuellement, dans l’intérêt de cette partie de la défense nationale, sa propre sécurité, serait appréhendé avec violence.
L’amateur modeste trouvera où satisfaire ses goûts balistiques en pratiquant le revolver dans les rues peu fréquentées et de préférence la nuit. À cause du léger écart occasionné par la déviation de la balle quand elle passe du barillet dans le canon, il sera sage de ne pas ambitionner de cible de diamètre moindre qu’une tête humaine. L’éclairage judicieux et abondant des rues de Paris favorise ce sport, il n’a pu être établi, par une municipalité maternelle, dans une autre intention. Il est évident, en effet, que la lumière est superflue pour toute occupation nocturne en plein air autre que le tir, qu’il s’agisse de marche à pied, normale ou titubée, d’effraction, de poésie ou d’attentat aux mœurs.
Les amateurs à la vue faible qui trouveraient l’éclairage moderne trop aveuglant ont à leur disposition, par les soins d’un entrepreneur philanthrope, M. Levent, des lanternes à huile, à la lueur douce, dont la distribution au public se fait de discrète façon. Il semble que l’inventeur laisse ces lanternes à leur initiative personnelle, de sorte qu’elles apparaissent dans des endroits de leur choix, comme des vers luisants. Elles se plaisent parmi les ruines, et il est rare qu’après avoir démoli une maison on n’en voie pas poindre sur les décombres spontanément trois ou quatre, lesquelles se laissent sans difficulté capturer.
L’inspecteur de la Sûreté Rossignol écrit dans ses mémoires qu’il est bon, si l’on est attaqué ou si l’on attaque quelqu’un, de tirer toujours deux coups de revolver, le premier dans le ventre du sujet, le second en l’air. À l’arrivée de la police – laquelle accourt à ce signal convenu – on déclare avoir tiré le premier coup en l’air et le second... quand on n’a pu faire autrement. Ce faible débours d’imagination consolide la réputation d’un honnête homme.
Remarquons que l’amateur inexpérimenté peut tirer autant de coups de revolver qu’il lui plaira dans le ventre de qui lui plaira, jusqu’à ce qu’il soit informé, d’une manière quelconque, qu’il a touché le but. Il n’a qu’à signaler ensuite que toutes ses cartouches, moins une, ont été brûlées en l’air.
Le coût d’une cible humaine est de seize francs. Pour assurer la régularité des épreuves, les revolvers dont la longueur n’atteint pas quatorze centimètres sont prohibés.
Par abonnement annuel, pour cette même somme de seize francs versée d’avance, le contribuable a droit à un nombre de cibles illimité. "
Alfred Jarry

vendredi 20 novembre 2015

Private joke

James Mason in Lolita, Stanley Kubrick

"Les phrases dont nous avons besoin finissent tôt ou tard par nous trouver…"
Imre Kertész, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas

mardi 10 novembre 2015

La poule de Molloy


"Qu'étaient devenues mes poules (…) ?
Ma poule grise vivait-elle toujours ?"
Samuel Beckett, Molloy

lundi 9 novembre 2015

Divergences et convergences (à propos d'Arno Schmidt et Thomas Bernhard)

Reading two books par William Wegman © 1971



Lire d'un œil le Goethe se mheurt de Thomas Bernhard et, en même temps, de l'autre le Goethe et un de ses admirateurs d'Arno Schmidt : ce périlleux exercice oculaire et mental, serais-je le seul à le pratiquer ? D'autant qu'à sa difficulté s'ajoute cette incompatibilité : si rares sont les aficionados de ces deux auteurs à la fois. Et qui dira jamais si Thomas Bernhard et Arno Schmidt, ces deux contemporains majeurs de langue allemande (le premier plus jeune que le second d'une quinzaine d'années) furent chacun, même pour pester, lecteur de l'autre ? À ma connaissance on ne trouve aucune trace ni preuve qu'ils aient eu curiosité réciproque. 
Pourtant ils ne purent s'ignorer puisqu'ils défrayèrent la chronique et tombèrent à bras raccourcis sur les autres écrivains de leur époque, vomirent sans ménagement l'un l'Autriche, l'autre l'Allemagne
Au-delà des incompatibilités, l'aficionado des deux olibrius aperçoit nombre de troublantes convergences. Je recommande au féru schmidtien ignorant de Bernhard d'aller lire Dans les hauteurs, il aura des surprises ! Et je recommande au toqué de Bernhard qui se contrefout d'Arno Schmidt de lire son Discours de réception du Prix Goethe : lui aussi sera bien troublé. Alors l'un et l'autre réviseront-ils peut-être l'exclusivité toute névrotique de leur goût ?!?
Ah si un beau jour, on retrouvait dans leurs archives des pages posthumes de Bernhard à propos de Schmidt et de Schmidt à propos de Bernhard, où ils s'étrillent sans ménagement ! (Car on ne saurait imaginer qu'ils se fassent des courbettes !)
Je rêve d'un mince et féroce volume où seraient réunis (tête bêche !) un Schmidt se mheurt par Thomas Bernhard et un Bernhard et l'un de ses exécrateurs par Arno Schmidt !

L. W.-O.

mercredi 4 novembre 2015

"There's something wrong with me…"







Je ne crois guère que dans ce foutu pays, qui se prétend celui de la Poésie et où grouillent des millions de poètes, on ait un beau jour la chance de voir paraître une copieuse Anthologie des poèmes de Charles Bukowski, l'un des plus forts poètes qu'aura connu cette aberrante planète. Je parle bien-sûr d'une édition sérieuse, c'est-à-dire traduite à la pine-de-mouche et naturlich en bilingue ! Si possible avec fac-similés des tapuscrits légendaires. 
De ce côté-ci de l'Atlantique on a surtout traduit, soit parfaitement, soit effroyablement, le prosateur. Mais Bukowski se voulait avant tout poète. Et ses proses comme sa correspondance ou ses interviews ne cessent d'ailleurs de le seriner. 
Bukowski avait un faible pour la France, pays de Rimbaud, Céline et Antonin Artaud, et aussi des meilleurs vins. Sur son chemin pour l'Allemagne, il y avait fait halte, avec joie et gourmandise. Ce fut l'un de ses rares voyages. Las, il dut déchanter : il fut traité ignoblement et avec le plus grand mépris, entre autres en direct sur le plateau d'Apostrophes par l'écoeurant Bernard Pivot, le crétin Cavanna et le délirant psychiatre Ferdière, fameux brelan de brêles. Le "Ta gueule Bukowski" proféré par son prétendu admirateur Cavanna restera dans les annales de la connerie et de la condescendante muflerie françaises. 
Le malicieux Hank, qui surclassait princièrement toute cette clique d'endimanchés et d'emmanchés, fut traité comme un puant clodo et qualifié de pornographe et bientôt mis à la porte en pleine émission, sans ménagement, en poussant des "Bon débarras !" Il eut la politesse de faire croire (dans Shakespeare n'a jamais fait ça) qu'il n'avait pas bien saisi ce qui se passait et s'en contrefoutait. Tu parles !

Autoportrait par Charles Bukowski


La muflerie à son égard continue depuis lors : les traductions ont traîné des dizaines d'années, (et je ne dis rien de la médiocrité de certaines, les vrais lecteurs de Bukowski les connaissent). Les éditions de ses livres sont le plus souvent d'une hideur repoussante et d'une facture qui tient de la faute professionnelle. Ces négligences relèvent du total foutage de gueule. Et les ragots qui continuent à être colportés à son égard témoignent de l'ânerie des critiques franchouillards : ils sont si rares ceux qui, comme Philippe Garnier, auront su dire à son sujet des choses pertinentes et stylées, drôles et féroces, senties et émouvantes. Ce sont toujours les mêmes conneries qui reviennent, aggravées par l'inanité de certaines biographies traduites par ici. Etc… Etc… Brèfle… De qui se moque-t-on ? De Bukowski bien-sûr, et de ses aficionados. (À propos de certaines traductions de Bukowski, je conseille la lecture de cette récente chronique de Philippe Garnier.)

La malédiction française de Bukowski n'est pas près de se calmer. Le pire outrage qu'on lui fait subir ne saute aux yeux que de ceux qui savent quel Bukowski on veut nous vendre par ici : le prosateur "dégueulasse" et le soi-disant pornographe. Le poète, lui, est passé jusque-là à la trappe. On ne pouvait être plus vache avec celui qui s'impose tout de même comme l'un des plus singuliers poètes du monde et qui passa la plus grande partie de sa vie, jusqu'au bout, à en improviser sur sa machine-à-écrire.
La copieuse Anthologie que j'évoquais serait tout de même la moindre des choses, et rachèterait un tantinet la saloperie des gabegies. Las ! Je veux bien parier ma machine-à-écrire que c'est là pure chimère. Autant attendre que Bernard Pivot, classieux pinardeur des beaux quartiers, enfin saoul comme un cochon aille dégueuler sur la tombe de Cavanna ou en direct sur le Service Public tâter le cul de Christine Angot.
L. W.-O.

Rappel :


lundi 2 novembre 2015

Et moi, et moi, et moi… (On ne se refait pas !)

Autoportrait en enfumeur, 1967, par L. Watt-Owen ©
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La Campagne heureuse par Jean Dubuffet, 1944
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Vaches de Farrebique, Aveyron, par L. Watt-Owen © 2013
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Gaston Chaissac, Histoires d'un vacher
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Dans les années 60, je ne jouais pas au cow-boy comme tous les merdeux que je répugnais à fréquenter : farouchement solitaire, je gardais vraiment les vaches, dans les pâturages derrière notre ferme, aux lisières de la vaste forêt médiévale de la montagne. Le pépé Charles et la mémé Alice qui m'élevaient avaient d'autres choses à faire dans cette pauvre mais vaste ferme. 
J'étalais ma veste noire en peau-de-diable (moleskine), m'adossais à un arbre et sortais de ma musette de quoi passer le temps toute la sainte journée.
De quoi croquer : fromage, tourteau de noix, chocolat, saucisson, sans oublier le couteau.
De quoi boire : gourde d'eau douteuse de citerne, mais aussi une autre de piquette.
De quoi écouter de la musique : un transistor trouvé à la décharge publique, sur lequel je mettais à fond les "scies" de l'époque : The Letter, Happy together, etc…  et je montais encore plus le son pour Nino Ferrer et Jacques Dutronc, mes "chouchous" comme on disait alors, etc…).
De quoi lire : par exemple L'Ile au trésor de Stevenson, les Contes du Whisky ou un Harry Dickson de Jean Ray, le Dracula de Bram Stoker, le Faune d'Arno Schmidt, l'Hippobosque au bocage et les Histoires d'un vacher de Gaston Chaissac, Le Saint en Afrique de Leslie Charteris, La Nuit des auverpins de Pierre Siniac, Pierrot mon ami de Raymond Queneau, tutti frutti & tutti quanti.
De quoi fumer : paquet de Gris, papier Job 38bis non-gommé, briquet à essence.
De quoi surveiller le troupeau mais surtout toute intrusion humaine à 360° et aussi les beaux avions qui filaient sur l'aéroport de Genève-Cointrin : jumelles de soldat boche, des Leitz, 12x60. 
De quoi tirer : vrai pistolet de résistant.  
De quoi prendre des photos : mon vieux Rolleiflex trouvé à la décharge avec des rouleaux de pellicule beaux comme des cartouches.
De quoi me venger de la saloperie générale des bipèdes et accessoirement me faire la main : une petite machine-à-écrire noire laquée que je savais déjà pianoter à toute bringue, et un carnet de croquis Arjomari pur chiffon où immortaliser des trognes avec un gros crayon de charpentier (j'aquarellisais les carnations féroces à la bouse) ; et sur ce papier qui valait tout de même la peau du cul, j'inventais aussi des ciels en noir et blanc avec du guano bicolore.
Bien-sûr c'est mon chien (le vieux Dic, puis la fringante Bobette et la courtaude Mirza) qui faisait, impeccablement, quasi tout le boulot de vacher pour moi (mais il avait droit à plus de Comté et de saucisson que moi, et ne crachait pas sur des lampées de piquette).
Un demi-siècle plus tard, toujours aussi farouchement solitaire, je fais quasiment la même chose. Certes les vaches que je surveille ne sont plus qu'en papier. La cambrousse est toute entière dans La Campagne heureuse de Jean Dubuffet, accrochée au mur de ma cuisine, juste au-dessus de moi, qui passe tout mon temps à ruminer des vacheries aussi noires que mes frusques et que le moleskine en peau-de-diable où j'en couche quelques-unes quand je n'ai pas la flemme d'attraper mon stylo, histoire d'ourdir  enfin sur le papier une espèce d'Autoportrait en enfumeur, dont j'ai la lubie depuis 1967. 
Mais j'écoute toujours les mêmes scies des sixties (désormais sur YouTube), je reste assis ou vautré toute la journée, avec les jumelles surpuissantes je surveille l'intrus que j'aperçois dans le miroir, je fais tournoyer sur mon doigt le pistolet dont je me réserve la dernière balle, je pianote toujours la même machine-à-écrire, je lis les mêmes auteurs, je roule toujours le même tabac Caporal Ordinaire dans le même papier Job dit incombustible, je mange et bois les mêmes trucs, et les chiens qui m'ont élevé sont plus vivants que jamais dans ma nostalgie incurable de petit vacher de la montagne qui n'en revient pas d'avoir pris un si méchant coup de vieux. Me voici donc déjà à l'âge qu'avaient à l'époque le pépé Charles et la mémé Alice ! Alors je vais m'allonger sur le divan noir en cuir de vache, sous l'oranger, je ferme les yeux et fredonne comme un mantra :

"700 millions de chinois
Et moi, et moi, et moi…
Mon mal de tête, mon petit chez-moi…
J'y pense et puis j'oublie…
C'est la vie, c'est la vie…"

L. W.-O.


JUKE BOX D'UN NOSTALGIQUE