samedi 31 mai 2014

SOULAGES "LE CHAMPION"

Le dimanche chez Roger Vailland



Roger Vailland chez lui, devant une toile de son ami Pierre Soulages
par le photographe Marc Garanger
©
Roger Vailland, J.-F. Rolland et Costa Coulentianos à Meillonnas



Mort de Roger VAILLAND par ina


Mort de Roger VAILLAND par ina


L'enterrement de Roger VAILLAND par ina


Au début des années 60, combien de dimanches interminables ai-je dû me farcir à Meillonnas, où l'halluciné géniteur nous entraînait, ma mère et moi, en 403 caramel, pour visiter ses amis, l'écrivain Roger Vailland et sa femme Élizabeth. Dans leur vaste maison, ils tenaient "salon" où le hasard des invitations réunissait le week-end de disparates aréopages de copains : poètes, cinéastes, acteurs et actrices fameux, artistes bourrus, journalistes engagés, militants et élus du Parti Communiste.
Les deux Roger :
Vailland et Vadim à Meillonnas
Je me retrouvais le seul gamin parmi ces gens qui parlaient très fort, riaient beaucoup, buvaient énormément, ripaillaient de grillades et salades. Je m'ennuyais puissamment. 


Parfois "Roger" m'engageait comme aide pour surveiller la cuisson des côtelettes et saucisses au barbecue. Ou bien il m'installait confortablement à sa table d'écrivain célèbre, dans son vaste siège d'écrivain célèbre et je pouvais à ma guise puiser dans sa ramette de papier d'écrivain célèbre et me servir de ses crayons et stylos d'écrivain célèbre pour dessiner et griffonner. Puis à nouveau on m'oubliait et je poussais un ouf de soulagement. 

En douce je tirais des pages du manuscrit en cours, j'y raturais des mots, des phrases, j'y bombardais de grosses goutes d'encre, j'ouvrais des calepins et en arrachais des feuillets que je glissais dans ma poche, je tordais légèrement les tiges de la machine-à-écrire, faussais en les forçant des rouages et des mécanismes. Je chipais des lettres sur les cordillières de courrier, que je fourrais furtivement dans ma culotte. Ce terrorisme discret mais efficace me procurait d'intenses jubilations et me vengeait un peu d'avoir été entrainé contre mon gré, alors que j'aurais été si bien à la ferme, avec le pépé, sur le tracteur, ou avec la mémé, à garder les vaches. Certes je risquais une monstrueuse râclée si j'étais découvert, mais, primo, je me vengerais alors bien vicieusement du géniteur pour cette rouste et deuzio tout ce que je risquais au final serait de ne plus être du pélerinage obligatoire à Meillonnas. 


L'emmerdation d'être assis à une table d'écrivain me donnait très vite des fourmis dans les jambes, le brouhaha des discussions (sans cesse ils parlaient du "Parti") me tympanisait, l'odeur du graillon me soulevait le cœur. N'y tenant plus je m'échappais dehors. Je fuyais bien vite à son tour le parc de la maison : sous les arbres palabraient des invités et sur l'herbe se faisaient bronzer des starlettes ou roupillaient des poètes ventrus. Dans un coin, si belle sur son transat avec ses lunettes de soleil, toute seule, ma mère lisait le livre qu'elle avait eu la jugeotte d'emporter (et le culot ! :  elle n'hésitait pas à sortir carrément Le Voyage au bout de la nuit ou Nord, histoire de provoquer le susceptible Roger, dont elle n'aimait ni les livres, ni les manières, ni les poses, ni les idées, et encore moins les audaces de vieux libertin  : il lui avait mis plusieurs fois la main au cul ! à quoi, n'aimant pas déclencher des psychodrames, elle n'avait pas répliqué par une baffe, car l'idolâtre géniteur n'aurait pas digéré cet affront et aurait pris le parti du camarade, mais par un coup de genou bien appuyé dans les roupettes). 


J'allais rôder, enfin seul !, sur les routes de Meillonnas, et m'adonnais à la collecte des cailloux.


Un de ces dimanches, le soleil tapait fort. La route avait été retartinée la veille et l'enrobé encore tout mou grésillait presque tant il était chaud. Il fallait marcher sur l'accotement car sinon j'en aurais eu jusqu'aux chevilles. L'étourdissement provoqué par le cagnard et les vapeurs du bitume me saoulait, me faisait tituber et dopait mon exultation : les Ponts-&-Chaussées avaient travaillé comme des sagouins. Certes la route était impeccable mais toute l'herbe des talus et les bas-côtés avaient été aspergés de pâte noire. Ce dripping fabuleux maculait le vert et le jaune de la végétation et surtout le blanc des cailloux. Il y en avait des millions, je n'avais qu'à me baisser. Je collectionnais depuis longtemps ces caillasses que négligent stupidement les amateurs de minéralogie. Elles étaient toutes uniques. Je n'aurais jamais assez de poches, et dans ma culotte j'avais fourré les courriers volés à Roger. Je résolus de sacrifier mon "bob".


En rusé montagnard, je sentis qu'on me suivait. Dans mon rétroviseur mental, j'aperçus un géant, trois fois grand comme moi : j'étais loin de me douter qu'un jour je serais de la même taille (1m90). Je reconnus alors celui que Roger appelait parfois "Le Champion". Cet invité dont j'ignorais tout je le craignais car il m'avait surpris un peu plus tôt en train de raturer les manuscrits de Vailland et de chaparder une carte-postale avec une "femme à poil", mais n'avait pas mouchardé. Maintenant je redoutais peut-être un chantage. Cependant, il m'inspirait confiance : de tous les invités il était le plus discret, le seul à ne pas la ramener, et j'avais deviné à plusieurs reprises qu'il s'emmerdait ferme à écouter les baratineurs s'empoigner à propos du Parti ou du Nouveau Roman. 


Je fus bientôt rattrapé : le géant à contrejour me couvrait de son ombre, il me semblait double, et du même goudron que la route. Je voulus me mettre à courir mais je trébuchai de tout mon long, tête la première, dans le bitume bouillant. La main puissante du Champion m'en retira illico, me tint un moment en l'air par le col et me reposa sur mes semelles. J'étais désormais aussi noir que lui et son ombre.  

"Ah te voilà beau !"
C'est tout ce qu'il devait me dire. Il rassembla dans mon bob, comme des œufs noirs, tous les cailloux qui s'étaient échappés et tous deux on passa une heure à scruter le sol et se baisser sur les talus éclaboussés, comme deux maraudeurs de champignons ou d'escargots, comme deux chenapans le jour de Pâques. Il y prenait un tel plaisir que je lui laissais les plus épatants des spécimen. On en a rempli des boites de conserve dérobées sur des piquets de clôture. 

Quand on n'a plus eu assez de bras, on est allés planquer la récolte dans le coffre de la 403. Nos doigts noirs et poisseux ont laissé de belles empreintes sur le caramel de la tôle. J'étais bon pour une rouste mais je m'en foutais. Le Champion et moi on était aux anges. Et les baffes ne me tomberaient sur le rable qu'une fois rentrés chez nous. Je redoutais plus d'être débarbouillé sans ménagement, à la brosse de chiendent, au mazout. 


Le Champion et moi, toujours sans un mot, nous nous sommes serrés les mains, les siennes aussi noires que les miennes. Je ne l'ai jamais revu. Et pendant bien des années je n'ai su au juste qui c'était. 


Cinquante ans plus tard, j'ai encore quelques-uns de ces cailloux sublimes. Parfois je suis titillé de les lui envoyer par la poste, à Sète. Toujours sans un mot.
L. W.-O.

PIERRE SOULAGES VU PAR CLÉMENT ROSSET

"Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop."

J'avoue ignorer quasi toute la littérature consacrée à l'œuvre de Pierre Soulages, que l'inauguration du Musée de Rodez cette semaine a dû faire encore doubler de volume. Mais je suis certain que rien ne vaut, dans ces myriatonnes d'exégèses, les quelques pages que lui a consacrées Clément Rosset sous le titre L'Objet pictural. Cet Hommage à Pierre Soulages avait jadis été repris dans l'indispensable recueil rassemblé par les éditions du Passeur : Matière d'art, lequel vient à son tour d'être republié judicieusement par Fata Morgana. Cet ouvrage fait la paire avec l'autre recueil de raretés rossettiennes que viennent de sortir les PUF, Faits divers.

Extrait :

"Le caractère peut-être le plus remarquable de la peinture de Pierre Soulages, qui la distingue immédiatement de celles des autres peintres abstraits, est l'alliance de la véhémence et de la retenue, d'une expression intense et d'une économie de moyens qui confine à l'austérité, pour ne pas dire la portion congrue. Cette manière d'ascétisme est revendiquée par Soulages, qui y voit un principe esthétique de régénération et de richesse et déclare : "Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop; la vraie peinture, c'est de continuellement renoncer." (…) Soulages se contente du contraste entre deux ou trois couleurs, dont toujours le noir et le blanc; poussant le goût de l'austérité, qui est aussi le goût de la difficulté, à se contenter aujourd'hui des contrastes produits à partir d'une seule et même couleur noire : opposant le noir au noir et le même au même par le jeu conjugué de l'éclairage extérieur et du relief de la peinture (d'où, soit-dit en passant, une impossibilité technique d'obtenir des reproductions photographiques satisfaisantes des dernières toiles de Soulages; impossibilité qui n'est pas pour déplaire au peintre, heureux de proposer au regard des objets non-duplicables et donc absolument "singuliers"). Soulages excelle dans l'art du peu. (…)"



PIERRE SOULAGES VU PAR ROGER VAILLAND


Roger Vailland et Pierre Soulages,
Sète, 1961

"Procès à Soulages"
in Clarté n°43, mai 1962

" J'ai sur ma table les catalogues d'une dizaine d'expositions actuellement présentées à Paris. Les dix préfaces utilisent un langage qui ne relève que des plus confuses métaphysiques. Renvoyons tout cela au Moyen Age.
Depuis que les philosophes se mêlent de tout, sauf de ce qui serait leur rôle, c'est-à-dire d'aider les professionnels de la recherche ou de l'action à penser et à s'exprimer avec clarté, depuis que la peinture n'est plus jugée et exprimée par des amateurs de peinture mais par des philosophes amateurs, il n'y a plus de critique d'art.
C'est dans les pages sportives des journaux que le vocabulaire qui fut jadis celui des amateurs et des critiques d'art, longuement élaboré par eux, a gardé sa signification et sa verdeur. C'est donc aux chroniqueurs de la course à pied, de la boxe ou du cyclisme que j'emprunterai les mots nécessaires pour dire sommairement le plaisir que j'éprouve à regarder la peinture de Soulages. Je dis bien plaisir, puisque regarder et aimer une peinture, c'est d’abord éprouver un plaisir. La peinture n'est pas une "méditation confinée dans les plus hautes sphères spéculatives.
Je dirai donc que Soulages est un champion. Il choisit son parcours, un certain jour, en fonction de sa forme et de son souffle de ce jour-là.
Ce parcours est défini par les dimensions du châssis, par la préparation de la toile (non sans analogie avec le roulage préalable d'une piste ou d'une pelouse) et par le nombre (très limité en ce qui le concerne) des couleurs qu'il s'autorise à employer.
Il accomplit son parcours. C'est-à-dire qu'il couvre sa toile de couleur. Il le fait avec style, parce que c'est un champion qui, au cours d'un grand nombre de combats, matchs ou courses et d'innombrables séances d'entraînement, s'est créé un style. Ce style lui est très personnel, comme il arrive à tout grand champion. Quand on voit Soulages courir ou quand on voit sa course inscrite sur la toile, on s'écrie : "C'est un Soulages" ; quand Jazy [1] court, tout habitué du stade sait aussitôt que c'est Jazy qui court, d'une manière inimitable.
Les champions médiocres imitent (mal) le style des autres ou essaient de donner l'impression d'avoir acquis un style ; faisons la concession aux philosophes d'appeler cela du formalisme. Les vrais champions, les Soulages, les Jazy, découvrent un style dans la pratique toujours plus rigoureuse de l'accomplissement du parcours choisi et dans la réflexion sur cette pratique ; ils créent un style sans chercher à le créer ; leur style résulte de multiples rapports entre une pratique, la réflexion sur cette pratique et le tempérament de l'homme qui pratique et réfléchit.
Seuls les amateurs sont capables de goûter pleinement, d'apprécier en connaissance de cause le style de Soulages, de tirer un plaisir complet de la performance, de l'exploit accompli ce jour-là par Soulages, exploit plus ou moins réussi selon sa forme et sa chance de ce jour-là.
Qu'est-ce qu'un amateur ? Dans le meilleur des cas, c'est un homme qui a d'abord pratiqué en amateur le sport ou l'art dont il devient plus tard le spectateur, le juge, l'arbitre.
Il y aura un grand nombre d'amateurs de peinture, quand tous les enfants et les adolescents doués pour la peinture pourront librement, dans les écoles et les lycées, s'exercer enamateurs à la peinture ; qu'on leur fournira autant de toiles et de couleurs qu'ils en ont besoin, etc. Les meilleurs d'entre eux deviennent des peintres professionnels. C'est un problème de crédit et donc un problème politique. Mais c'est ainsi, et ainsi seulement que la peinture deviendra un art populaire. Et non en demandant aux peintres de "représenter" des manifestations de rues, des ouvriers au travail et des fellagha au combat.
Si le peintre désire intervenir dans les manifestations de rues, il doit défiler avec les autres. Comme c'est un champion, une "personnalité représentative", on lui réservera une belle place et c'est en se tenant bien droit, à cette belle place, qu'il sera utile à la manifestation. Non en faisant de la mauvaise peinture (ce qui le rendrait moins "représentatif").
La peinture a d'abord été un moyen de raconter des histoires, puis de décrire des objets ; aujourd'hui la cinématographie et la photographie racontent et décrivent mieux ; la peinture est devenue le moyen d'un jeu qui s'élève quelquefois jusqu'à l'art. Quel est le moment du passage du jeu à l'art ? C'est sur cela qu'il faudrait essayer de réfléchir, non par référence à un système philosophique, mais en essayant d'analyser de près ce qu'éprouve le spectateur quand, au milieu d'un match, à un tournant du match, à un certain changement de qualité dans le jeu d'un champion, il s'écrie brusquement : "c'est beau" et quelquefois même "c'est sublime". Il ne faut pas sous-estimer les activités de jeu. Dans l'avenir, quand un petit nombre d'heures de travail permettra à chaque travailleur de vivre dans l'abondance, le jeu deviendra le principal souci des humains, cher souci, merveilleux souci.
Il convient d'être reconnaissant à Soulages d'avoir été le premier parmi les peintres de grand talent, à ne jamais raconter ni décrire. Aucune ambiguïté à aucun moment de son œuvre. Il n'a jamais évoqué la nécessité d'exprimer ses "états d'âme" pour justifier son goût d'étaler des couleurs sur une toile. Il n'a jamais évoqué les expériences des mystiques et les métaphysiques qu'elles impliquent, pour expliquer la concentration nécessaire à son travail. Il ne s'est jamais dérobé derrière des philosophies idéalistes. Il accomplit ses parcours dans un style d'une qualité chaque année plus élevée, et qui atteint parfois au "sublime".
Impossible de faire un procès à Soulages. Un procès implique référence à un code et, en matière d'art, à des règles. La peinture vient seulement de renoncer à décrire et à raconter. La peinture qui ne représente rien, qui présente tout simplement, est un art tout nouveau : il n'a pas encore de règles. Soulages est parmi ceux qui s'efforcent, en tâtonnant, de découvrir les règles de ce que sera la peinture. Aujourd'hui donc, Soulages est le seul à pouvoir être son juge. "
Roger Vailland
Paris, février 1962


1-NDLR : Dans les années 60, après son titre de vice-champion olympique du 1.500 mètres à Rome, Michel Jazy pulvérise les records du mile, du 2.000 mètres, du 3.000 mètres et du 2 miles.


LIENS :

LE SITE "OFFICIEL" DE PIERRE SOULAGES  :


LE SITE CONSACRÉ À ROGER VAILLAND

vendredi 30 mai 2014

Image choc



VOTER TUE

"Sad days, lonely nights…" / Interludes pour insomniaques


Je plains ceux qui doivent se jeter sur leur boite de Lexomil ou de Valium, ou s'enfouir la tête sous l'oreiller ou n'ont d'autre recours que dorloter leur revolver quand ils sont happés par le trou noir du cafard, faute de pouvoir attraper une guitare pour y pincer du blues. Ma dobro déglinguée, ma grinçante rape noire et ma Stratocaster me dispensent d'avoir recours à la pharmacie ou d'étouffer la panique sous un article Ikea. Et ces six-cordes sont armes plus efficaces qu'un six-coup.
L. W.-O.


















mercredi 28 mai 2014

Après le Déluge

L'Arc-en-ciel par Louis Watt-Owen © 2006 Saône-et-Loire

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"Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise,
     Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
     Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, − les fleurs qui regardaient déjà…"


Dans les hauteurs


Fellini, 8 1/2


"Le bond spontané, gratuit et désinteressé est dans la nature de la grâce. Elle place l'homme et les objets dans un curieux état de détachement, elle les suspend et les individualise dans les airs."

Cioran, Hokusai

lundi 26 mai 2014

L'art de la guerre



Entre "moi" et les "autres",  j'ai miné le terrain.
                                                               L. W.-O.

dimanche 25 mai 2014

LES "RUGUEUSES RÉALITÉS DE L'EXISTENCE"

IN MEMORIAM JEAN-CLAUDE PIROTTE

La route de Rethel, Ardennes
par Louis Watt-Owen © été 2009

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video : La légende des petits matins de J.-C. Pirotte 
mise en voix par Jean-Jacques Marimbert ©


L'hécatombe continue. Après Pierre Autin-Grenier, voilà Jean-Claude Pirotte qui passe l'arme à gauche.
Je n'aurai pas la cuistrerie d'expliquer, à ceux qui l'aiment et l'ont lu plus et mieux que je ne l'ai fait, qui fut cet homme discret ni leur donner sa bibliographie. (Quant à ceux qui ne l'ont pas lu, ils s'en contrefoutent et tant pis pour eux.)
Sa cavale d'avocat, ses nuits arrosées, Rethel et sa pluie noire, Arbois et son vin jaune, etc… : de son vivant il eut à se coltiner avec sa légende. Mais derrière ce masque collé par les autres, il cachait toute la mélancolie et le chagrin d'un homme lucide et sans esbrouffe, d'une sensibilité intense et dénuée de sensiblerie. Un poète d'une vraie distinction, comme on n'en fait quasi plus, à l'époque où ils sont des millions. 
Ah si Rimbaud l'eût croisé au PMU d'Attigny, ou Verlaine à Rethel ! 
Mais, dans ces Ardennes dites pouilleuses, il eut cette chance d'être l'ami et le lecteur d'André Dhôtel.
Dans sa passionnante biographie d'André Dhôtel, Christine Dupouy consacre un copieux chapitre à leur amitié, où l'on trouve nombre d'extraits de leur correspondance inédite. Pirotte y dit sans ambage à Dhôtel toute son admiration, pour l'homme autant que l'auteur. Dhôtel répond parfois bien cruellement, c'est-à-dire sans hypocrisie ni tralala, avec toute la franchise d'une réelle amitié, aux textes que lui donne à lire Pirotte : ces remarques n'entament en rien, au contraire dopent, l'affection que lui porte l'auteur de La Pluie à Rethel. Après la mort de Dhôtel, le fidèle Jean-Claude Pirotte défendit mordicus et publia son œuvre posthume, entre autre le recueil des Poèmes comme ça (au Temps qu'il fait). On lui en sait gré, avec une vraie reconnaissance. Tout lecteur de Dhôtel sait ce qu'il doit à Jean-Claude Pirotte.
Outre qu'un auteur formidable, il fut aussi, jusqu'au bout du bout, malgré la maladie incurable, un lecteur comme on n'en fait plus non plus, si attentif, toujours curieux. 
Je ne manquerai pas de boire à sa mémoire un pot de merlot en terrasse à Attigny la prochaine fois que j'y remonte.
L.W.-O.

Je redonne ci-dessous deux extraits de lettres de Pirotte à Dhôtel, tirés de cette épatante et indispensable biographie, André Dhôtel, histoire d'un fonctionnaire (ah comme il est étrange de retaper le courrier d'un autre, et on en tremble encore plus des doigts quand celui-ci vient tout juste de mourir) :

"Je crois que j'ai trop de "métier", et que j'étrangle l'élan, par une sorte de mécanisme d'auto-punition. Il faut que cela ait l'air d'un jeu, et d'un jeu vraiment futile et banal. Au point qu'il faille vraiment prêter l'oreille pour réussir à entendre une mince musique désuète, que l'on est en droit de récuser l'existence même de la partition. Sans doute cela tient à ce que je suis bourré de "littérature"… Je me consume en vase clos, tellement loin de la vie (mais qu'est-ce que c'est ?) que le pastiche me paraît encore la meilleure manière de dénoncer cette infirmité. Il y a cependant autre chose, une illusion folle : je crois à la rengaine, aux mots les plus éculés, parce qu'ils me semblent receler plus d'"inattendu" que les vocables à la mode…"
à André Dhôtel, 11 janvier 1980


"AU MONT-DE-JEUX CHEZ DHÔTEL"

Le banc d'André Dhôtel entre Saint-Lambert et Mont-de-Jeux, Ardennes,
par Louis Watt-Owen © été 2009

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" plus que Rimbaud c'est Verlaine
qu'on entend rire doucement
dans les prés inondés par l'Aisne
où veille un écriteau blanc

en buvant la goutte de prune
au Mont-de-Jeux chez Dhôtel
on attend que la vieille lune
éclaire l'heure au cartel

sur le chemin qui descend fort
vers les campagnes oisives
le vent roux glisse sans effort
nul ne s'inquiète : qui vive ?

le vent glisse avec sa valise
de refrains sempiternels
les panais dressent leurs balises
fidèles au bord du ciel…"

Jean-Claude Pirotte

Ce "petit poème dhôtelien" fut adressé à André Dhôtel en mars 1982, 
et dédié à sa femme Suzanne, alors souffrante. 

Lien :
Jean-Claude Pirotte fut le lecteur réjoui de Thomas Vinau, qui a son tour a fait de lui un petit portrait en "clochard céleste" que je recommande.





vendredi 23 mai 2014

"I got three expressions…"


“Listen. I got three expressions: looking left, looking right and looking straight ahead.” (On his acting talents)
Robert Mitchum

jeudi 22 mai 2014

Le "Voyage" mis à la portée des caniches



Voilà le mirifique manuscrit du Voyage au bout de la nuit mis à la portée des caniches : débité en fac-similé et à tirage limité. On se doute que la souscription à prix d'ami, annoncée par les canards, aura connu un tel succès qu'aucun exemplaire ne sera disponible en librairie le jour de la sortie, début juin.
Ayant eu le bon tuyau avant tout le monde, j'ai eu beau démontrer au banquier que nul placement ne serait plus juteux, il a refusé de me prêter les 200 000 euros que je voulais investir en commandant la totalité des 1000 exemplaires. En en revendant un par an, à 100 000 euros, j'aurais eu de quoi vivre comme un nabab pendant 1000 ans !
Mais une belle fée, constatant mon dépit d'avoir raté cet investissement miraculeux, m'en a aussitôt commandé un pour distraire l'emmerdation d'au moins 1000 insomnies.
L. W.-O.

Pas chien, j'en scannerai quelques bonnes pages dès que je l'aurai reçu, pour les donner ici. Promis !




Sweet home



"… car aucun homme ne vit dans la réalité extérieure, parmi les sels et les acides, mais dans la chaude pièce fantasmagorique de son cerveau, aux fenêtres peintes et aux murs historiés."

Robert-Louis Stevenson

mercredi 21 mai 2014

La beauté même de la vie






Enfant, au tout début des années 60, je découpais et collectionnais déjà toutes les photos de Claudia Cardinale. Quand j'étais ratatiné par le cafard et le chagrin ou accablé par la bêtise humaine, il me suffisait de la regarder pour être aussitôt requinqué : la vie était aussi belle qu'elle. Elle incarnait la beauté même de la vie. Elle en était toute la délicatesse, toute l'élégance, toute la mélancolie, toute la joie, en personne. Elle tenait tête à la mort et ses amis, à la connerie, à la vulgarité. Oui : la vie me souriait, droit dans les yeux. J'étais dopé.
L. W.-O.


Il va de soi que je vais me procurer illico DOLCE CLAUDIA qui vient de paraître chez Contrejour : on y trouve des portraits inédits par le photographe et collectionneur italien Graziano Arici, et Frédéric Schiffter y fait un Éloge de la starlette, dont on peut d'ores et déjà lire de bonnes feuilles sur son blog.


Claudia Cardinale par Graziano Arici ©



mardi 20 mai 2014

Le Big-Band des Élysées All Stars


Cercueil et gramophone de papier


Jimmy Hendrix à la guitare solo, 
James Joyce à la guitare rythmique, 
Howard P. Lovecraft aux synthés, 
Thelonious Monk au piano, 
Charlie Parker et Jean-Patrick Manchette au sax, 
Buster Keaton au banjo, 
Charlie Mingus à la contrebasse, 
Sonny Boy Williamson à l'harmonica, 
Arno Schmidt aux percussions,
Cassius Clay au gong, 
Gen Paul et Chet Baker à la trompette, 
Peter Sellers au sitar, 
Raymond Queneau à l'accordéon, 
Thomas Bernhard à la batterie, 
Emily Dickinson, Christine Lavant, Ava Gardner,
Emily Bronte et Ingeborg Bachman aux chœurs,
Cioran à la flûte de Pan, 
Scutenaire à la guimbarde, 
Robert-Louis Stevenson au pipeau,
Hans Henny Jahnn à l'orgue,
Harpo Marx à la harpe, 
Robert Walser aux snapshots,
Laurel, Hardy et Arthur Rimbaud aux claquettes,
Julien Carette à la casquette des pourboires,
Malcolm Lowry et Rabelais à la buvette,
Jules Berry à la billetterie,
Jorge Luis Borges et Schopenhauer
visagistes à l'entrée,
Robert Le Vigan à la production,
et 
au micro
Billie Holiday et Janis Joplin,
Céline en tchatcheur slam & raga muffin,

Rien que ça !
Quelle affiche !

Comme il swingue le Big Band des All Stars !!!!!! 
que feu notre ami Claude Riehl 
a monté aux Élysées 
et où il cède la baguette à Jacques Tati 
quand lui-même va faire le crooner.


L. W.-O.