Le dimanche chez Roger Vailland
Roger Vailland chez lui, devant une toile de son ami Pierre Soulages par le photographe Marc Garanger © |
Roger Vailland, J.-F. Rolland et Costa Coulentianos à Meillonnas |
Mort de Roger VAILLAND par ina
Mort de Roger VAILLAND par ina
L'enterrement de Roger VAILLAND par ina
Au début des années 60, combien de dimanches interminables ai-je dû me farcir à Meillonnas, où l'halluciné géniteur nous entraînait, ma mère et moi, en 403 caramel, pour visiter ses amis, l'écrivain Roger Vailland et sa femme Élizabeth. Dans leur vaste maison, ils tenaient "salon" où le hasard des invitations réunissait le week-end de disparates aréopages de copains : poètes, cinéastes, acteurs et actrices fameux, artistes bourrus, journalistes engagés, militants et élus du Parti Communiste.
Je me retrouvais le seul gamin parmi ces gens qui parlaient très fort, riaient beaucoup, buvaient énormément, ripaillaient de grillades et salades. Je m'ennuyais puissamment.
Parfois "Roger" m'engageait comme aide pour surveiller la cuisson des côtelettes et saucisses au barbecue. Ou bien il m'installait confortablement à sa table d'écrivain célèbre, dans son vaste siège d'écrivain célèbre et je pouvais à ma guise puiser dans sa ramette de papier d'écrivain célèbre et me servir de ses crayons et stylos d'écrivain célèbre pour dessiner et griffonner. Puis à nouveau on m'oubliait et je poussais un ouf de soulagement.
En douce je tirais des pages du manuscrit en cours, j'y raturais des mots, des phrases, j'y bombardais de grosses goutes d'encre, j'ouvrais des calepins et en arrachais des feuillets que je glissais dans ma poche, je tordais légèrement les tiges de la machine-à-écrire, faussais en les forçant des rouages et des mécanismes. Je chipais des lettres sur les cordillières de courrier, que je fourrais furtivement dans ma culotte. Ce terrorisme discret mais efficace me procurait d'intenses jubilations et me vengeait un peu d'avoir été entrainé contre mon gré, alors que j'aurais été si bien à la ferme, avec le pépé, sur le tracteur, ou avec la mémé, à garder les vaches. Certes je risquais une monstrueuse râclée si j'étais découvert, mais, primo, je me vengerais alors bien vicieusement du géniteur pour cette rouste et deuzio tout ce que je risquais au final serait de ne plus être du pélerinage obligatoire à Meillonnas.
L'emmerdation d'être assis à une table d'écrivain me donnait très vite des fourmis dans les jambes, le brouhaha des discussions (sans cesse ils parlaient du "Parti") me tympanisait, l'odeur du graillon me soulevait le cœur. N'y tenant plus je m'échappais dehors. Je fuyais bien vite à son tour le parc de la maison : sous les arbres palabraient des invités et sur l'herbe se faisaient bronzer des starlettes ou roupillaient des poètes ventrus. Dans un coin, si belle sur son transat avec ses lunettes de soleil, toute seule, ma mère lisait le livre qu'elle avait eu la jugeotte d'emporter (et le culot ! : elle n'hésitait pas à sortir carrément Le Voyage au bout de la nuit ou Nord, histoire de provoquer le susceptible Roger, dont elle n'aimait ni les livres, ni les manières, ni les poses, ni les idées, et encore moins les audaces de vieux libertin : il lui avait mis plusieurs fois la main au cul ! à quoi, n'aimant pas déclencher des psychodrames, elle n'avait pas répliqué par une baffe, car l'idolâtre géniteur n'aurait pas digéré cet affront et aurait pris le parti du camarade, mais par un coup de genou bien appuyé dans les roupettes).
J'allais rôder, enfin seul !, sur les routes de Meillonnas, et m'adonnais à la collecte des cailloux.
Un de ces dimanches, le soleil tapait fort. La route avait été retartinée la veille et l'enrobé encore tout mou grésillait presque tant il était chaud. Il fallait marcher sur l'accotement car sinon j'en aurais eu jusqu'aux chevilles. L'étourdissement provoqué par le cagnard et les vapeurs du bitume me saoulait, me faisait tituber et dopait mon exultation : les Ponts-&-Chaussées avaient travaillé comme des sagouins. Certes la route était impeccable mais toute l'herbe des talus et les bas-côtés avaient été aspergés de pâte noire. Ce dripping fabuleux maculait le vert et le jaune de la végétation et surtout le blanc des cailloux. Il y en avait des millions, je n'avais qu'à me baisser. Je collectionnais depuis longtemps ces caillasses que négligent stupidement les amateurs de minéralogie. Elles étaient toutes uniques. Je n'aurais jamais assez de poches, et dans ma culotte j'avais fourré les courriers volés à Roger. Je résolus de sacrifier mon "bob".
En rusé montagnard, je sentis qu'on me suivait. Dans mon rétroviseur mental, j'aperçus un géant, trois fois grand comme moi : j'étais loin de me douter qu'un jour je serais de la même taille (1m90). Je reconnus alors celui que Roger appelait parfois "Le Champion". Cet invité dont j'ignorais tout je le craignais car il m'avait surpris un peu plus tôt en train de raturer les manuscrits de Vailland et de chaparder une carte-postale avec une "femme à poil", mais n'avait pas mouchardé. Maintenant je redoutais peut-être un chantage. Cependant, il m'inspirait confiance : de tous les invités il était le plus discret, le seul à ne pas la ramener, et j'avais deviné à plusieurs reprises qu'il s'emmerdait ferme à écouter les baratineurs s'empoigner à propos du Parti ou du Nouveau Roman.
Je fus bientôt rattrapé : le géant à contrejour me couvrait de son ombre, il me semblait double, et du même goudron que la route. Je voulus me mettre à courir mais je trébuchai de tout mon long, tête la première, dans le bitume bouillant. La main puissante du Champion m'en retira illico, me tint un moment en l'air par le col et me reposa sur mes semelles. J'étais désormais aussi noir que lui et son ombre.
"Ah te voilà beau !"
C'est tout ce qu'il devait me dire. Il rassembla dans mon bob, comme des œufs noirs, tous les cailloux qui s'étaient échappés et tous deux on passa une heure à scruter le sol et se baisser sur les talus éclaboussés, comme deux maraudeurs de champignons ou d'escargots, comme deux chenapans le jour de Pâques. Il y prenait un tel plaisir que je lui laissais les plus épatants des spécimen. On en a rempli des boites de conserve dérobées sur des piquets de clôture.
Quand on n'a plus eu assez de bras, on est allés planquer la récolte dans le coffre de la 403. Nos doigts noirs et poisseux ont laissé de belles empreintes sur le caramel de la tôle. J'étais bon pour une rouste mais je m'en foutais. Le Champion et moi on était aux anges. Et les baffes ne me tomberaient sur le rable qu'une fois rentrés chez nous. Je redoutais plus d'être débarbouillé sans ménagement, à la brosse de chiendent, au mazout.
Le Champion et moi, toujours sans un mot, nous nous sommes serrés les mains, les siennes aussi noires que les miennes. Je ne l'ai jamais revu. Et pendant bien des années je n'ai su au juste qui c'était.
Cinquante ans plus tard, j'ai encore quelques-uns de ces cailloux sublimes. Parfois je suis titillé de les lui envoyer par la poste, à Sète. Toujours sans un mot.
PIERRE SOULAGES VU PAR CLÉMENT ROSSET
"Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop."
J'avoue ignorer quasi toute la littérature consacrée à l'œuvre de Pierre Soulages, que l'inauguration du Musée de Rodez cette semaine a dû faire encore doubler de volume. Mais je suis certain que rien ne vaut, dans ces myriatonnes d'exégèses, les quelques pages que lui a consacrées Clément Rosset sous le titre L'Objet pictural. Cet Hommage à Pierre Soulages avait jadis été repris dans l'indispensable recueil rassemblé par les éditions du Passeur : Matière d'art, lequel vient à son tour d'être republié judicieusement par Fata Morgana. Cet ouvrage fait la paire avec l'autre recueil de raretés rossettiennes que viennent de sortir les PUF, Faits divers.
Extrait :
"Le caractère peut-être le plus remarquable de la peinture de Pierre Soulages, qui la distingue immédiatement de celles des autres peintres abstraits, est l'alliance de la véhémence et de la retenue, d'une expression intense et d'une économie de moyens qui confine à l'austérité, pour ne pas dire la portion congrue. Cette manière d'ascétisme est revendiquée par Soulages, qui y voit un principe esthétique de régénération et de richesse et déclare : "Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop; la vraie peinture, c'est de continuellement renoncer." (…) Soulages se contente du contraste entre deux ou trois couleurs, dont toujours le noir et le blanc; poussant le goût de l'austérité, qui est aussi le goût de la difficulté, à se contenter aujourd'hui des contrastes produits à partir d'une seule et même couleur noire : opposant le noir au noir et le même au même par le jeu conjugué de l'éclairage extérieur et du relief de la peinture (d'où, soit-dit en passant, une impossibilité technique d'obtenir des reproductions photographiques satisfaisantes des dernières toiles de Soulages; impossibilité qui n'est pas pour déplaire au peintre, heureux de proposer au regard des objets non-duplicables et donc absolument "singuliers"). Soulages excelle dans l'art du peu. (…)"
PIERRE SOULAGES VU PAR ROGER VAILLAND
"Procès à Soulages"
in Clarté n°43, mai 1962
Les deux Roger : Vailland et Vadim à Meillonnas |
Parfois "Roger" m'engageait comme aide pour surveiller la cuisson des côtelettes et saucisses au barbecue. Ou bien il m'installait confortablement à sa table d'écrivain célèbre, dans son vaste siège d'écrivain célèbre et je pouvais à ma guise puiser dans sa ramette de papier d'écrivain célèbre et me servir de ses crayons et stylos d'écrivain célèbre pour dessiner et griffonner. Puis à nouveau on m'oubliait et je poussais un ouf de soulagement.
En douce je tirais des pages du manuscrit en cours, j'y raturais des mots, des phrases, j'y bombardais de grosses goutes d'encre, j'ouvrais des calepins et en arrachais des feuillets que je glissais dans ma poche, je tordais légèrement les tiges de la machine-à-écrire, faussais en les forçant des rouages et des mécanismes. Je chipais des lettres sur les cordillières de courrier, que je fourrais furtivement dans ma culotte. Ce terrorisme discret mais efficace me procurait d'intenses jubilations et me vengeait un peu d'avoir été entrainé contre mon gré, alors que j'aurais été si bien à la ferme, avec le pépé, sur le tracteur, ou avec la mémé, à garder les vaches. Certes je risquais une monstrueuse râclée si j'étais découvert, mais, primo, je me vengerais alors bien vicieusement du géniteur pour cette rouste et deuzio tout ce que je risquais au final serait de ne plus être du pélerinage obligatoire à Meillonnas.
L'emmerdation d'être assis à une table d'écrivain me donnait très vite des fourmis dans les jambes, le brouhaha des discussions (sans cesse ils parlaient du "Parti") me tympanisait, l'odeur du graillon me soulevait le cœur. N'y tenant plus je m'échappais dehors. Je fuyais bien vite à son tour le parc de la maison : sous les arbres palabraient des invités et sur l'herbe se faisaient bronzer des starlettes ou roupillaient des poètes ventrus. Dans un coin, si belle sur son transat avec ses lunettes de soleil, toute seule, ma mère lisait le livre qu'elle avait eu la jugeotte d'emporter (et le culot ! : elle n'hésitait pas à sortir carrément Le Voyage au bout de la nuit ou Nord, histoire de provoquer le susceptible Roger, dont elle n'aimait ni les livres, ni les manières, ni les poses, ni les idées, et encore moins les audaces de vieux libertin : il lui avait mis plusieurs fois la main au cul ! à quoi, n'aimant pas déclencher des psychodrames, elle n'avait pas répliqué par une baffe, car l'idolâtre géniteur n'aurait pas digéré cet affront et aurait pris le parti du camarade, mais par un coup de genou bien appuyé dans les roupettes).
J'allais rôder, enfin seul !, sur les routes de Meillonnas, et m'adonnais à la collecte des cailloux.
Un de ces dimanches, le soleil tapait fort. La route avait été retartinée la veille et l'enrobé encore tout mou grésillait presque tant il était chaud. Il fallait marcher sur l'accotement car sinon j'en aurais eu jusqu'aux chevilles. L'étourdissement provoqué par le cagnard et les vapeurs du bitume me saoulait, me faisait tituber et dopait mon exultation : les Ponts-&-Chaussées avaient travaillé comme des sagouins. Certes la route était impeccable mais toute l'herbe des talus et les bas-côtés avaient été aspergés de pâte noire. Ce dripping fabuleux maculait le vert et le jaune de la végétation et surtout le blanc des cailloux. Il y en avait des millions, je n'avais qu'à me baisser. Je collectionnais depuis longtemps ces caillasses que négligent stupidement les amateurs de minéralogie. Elles étaient toutes uniques. Je n'aurais jamais assez de poches, et dans ma culotte j'avais fourré les courriers volés à Roger. Je résolus de sacrifier mon "bob".
En rusé montagnard, je sentis qu'on me suivait. Dans mon rétroviseur mental, j'aperçus un géant, trois fois grand comme moi : j'étais loin de me douter qu'un jour je serais de la même taille (1m90). Je reconnus alors celui que Roger appelait parfois "Le Champion". Cet invité dont j'ignorais tout je le craignais car il m'avait surpris un peu plus tôt en train de raturer les manuscrits de Vailland et de chaparder une carte-postale avec une "femme à poil", mais n'avait pas mouchardé. Maintenant je redoutais peut-être un chantage. Cependant, il m'inspirait confiance : de tous les invités il était le plus discret, le seul à ne pas la ramener, et j'avais deviné à plusieurs reprises qu'il s'emmerdait ferme à écouter les baratineurs s'empoigner à propos du Parti ou du Nouveau Roman.
Je fus bientôt rattrapé : le géant à contrejour me couvrait de son ombre, il me semblait double, et du même goudron que la route. Je voulus me mettre à courir mais je trébuchai de tout mon long, tête la première, dans le bitume bouillant. La main puissante du Champion m'en retira illico, me tint un moment en l'air par le col et me reposa sur mes semelles. J'étais désormais aussi noir que lui et son ombre.
"Ah te voilà beau !"
C'est tout ce qu'il devait me dire. Il rassembla dans mon bob, comme des œufs noirs, tous les cailloux qui s'étaient échappés et tous deux on passa une heure à scruter le sol et se baisser sur les talus éclaboussés, comme deux maraudeurs de champignons ou d'escargots, comme deux chenapans le jour de Pâques. Il y prenait un tel plaisir que je lui laissais les plus épatants des spécimen. On en a rempli des boites de conserve dérobées sur des piquets de clôture.
Quand on n'a plus eu assez de bras, on est allés planquer la récolte dans le coffre de la 403. Nos doigts noirs et poisseux ont laissé de belles empreintes sur le caramel de la tôle. J'étais bon pour une rouste mais je m'en foutais. Le Champion et moi on était aux anges. Et les baffes ne me tomberaient sur le rable qu'une fois rentrés chez nous. Je redoutais plus d'être débarbouillé sans ménagement, à la brosse de chiendent, au mazout.
Le Champion et moi, toujours sans un mot, nous nous sommes serrés les mains, les siennes aussi noires que les miennes. Je ne l'ai jamais revu. Et pendant bien des années je n'ai su au juste qui c'était.
Cinquante ans plus tard, j'ai encore quelques-uns de ces cailloux sublimes. Parfois je suis titillé de les lui envoyer par la poste, à Sète. Toujours sans un mot.
L. W.-O.
PIERRE SOULAGES VU PAR CLÉMENT ROSSET
"Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop."
J'avoue ignorer quasi toute la littérature consacrée à l'œuvre de Pierre Soulages, que l'inauguration du Musée de Rodez cette semaine a dû faire encore doubler de volume. Mais je suis certain que rien ne vaut, dans ces myriatonnes d'exégèses, les quelques pages que lui a consacrées Clément Rosset sous le titre L'Objet pictural. Cet Hommage à Pierre Soulages avait jadis été repris dans l'indispensable recueil rassemblé par les éditions du Passeur : Matière d'art, lequel vient à son tour d'être republié judicieusement par Fata Morgana. Cet ouvrage fait la paire avec l'autre recueil de raretés rossettiennes que viennent de sortir les PUF, Faits divers.
Extrait :
"Le caractère peut-être le plus remarquable de la peinture de Pierre Soulages, qui la distingue immédiatement de celles des autres peintres abstraits, est l'alliance de la véhémence et de la retenue, d'une expression intense et d'une économie de moyens qui confine à l'austérité, pour ne pas dire la portion congrue. Cette manière d'ascétisme est revendiquée par Soulages, qui y voit un principe esthétique de régénération et de richesse et déclare : "Il faut savoir rejeter ce qui plaît trop; la vraie peinture, c'est de continuellement renoncer." (…) Soulages se contente du contraste entre deux ou trois couleurs, dont toujours le noir et le blanc; poussant le goût de l'austérité, qui est aussi le goût de la difficulté, à se contenter aujourd'hui des contrastes produits à partir d'une seule et même couleur noire : opposant le noir au noir et le même au même par le jeu conjugué de l'éclairage extérieur et du relief de la peinture (d'où, soit-dit en passant, une impossibilité technique d'obtenir des reproductions photographiques satisfaisantes des dernières toiles de Soulages; impossibilité qui n'est pas pour déplaire au peintre, heureux de proposer au regard des objets non-duplicables et donc absolument "singuliers"). Soulages excelle dans l'art du peu. (…)"
PIERRE SOULAGES VU PAR ROGER VAILLAND
Roger Vailland et Pierre Soulages, Sète, 1961 |
"Procès à Soulages"
in Clarté n°43, mai 1962
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3 commentaires:
merci beaucoup pour cette évocation jubilatoire de ce week end chez Vailland et de cette rencontre avec le géant Soulages. j'en aime l'écriture et le ton joyeusement insolent, et c'est un beau partage que tu fais là... Et les deux citations de Rosset et Vailland sont très bien
la particule
Merci, oui ! Très heureux de vous retrouver sur la toile.
Page magnifique. Petit clin d'œil, discret, à Thomas Bernhard. Un régal.
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