Je fus invité vers 1998 à boire l'apéro chez X, qui se faisait passer pour avoir été plus qu'un ami de Samuel Beckett parmi tant d'autres mais carrément l'Ami de Beckett, l'Ami de Sam comme il disait, de fait le seul vrai, en tout cas l'ultime. Il ne vous parlait que de cela. L'Ami de Sam sortait de ses poches des lettres de Sam et vous en lisait à voix haute des passages, il vous brandissait des selfies au polaroïd où le très vieux Sam étreignait l'Ami de Sam ou bisouillait le museau de l'Ami de Sam ou lisait attentivement un des bouquins de l'Ami de Sam. Il vous montrait aussi religieusement que furtivement ("Pas touche !") des éditions originales de Sam dédicacées "À mon ami" par Sam). L'Ami de Sam vous regardait à travers les authentiques lunettes noires de Sam, ses dernières, celles qu'il portait quand il ferma une dernière fois les yeux racontait l'Ami de Sam avec des larmes qui embuaient ces saintes lunettes. L'ami de Sam ne les quittait jamais, il dormait avec, il mourrait avec, il serait enterré avec. Il n'écrivait plus qu'avec le dernier stylo de Sam, qu'il avait raflé à la maison de retraite le jour même de la mort de Sam, comme les lunettes et l'ultime Kleenex défroissé et encadré où de la sainte morve s'était écaillée et brillait encore. Pour accompagner l'apéro (toujours un simple et beckettien verre (sale) d'eau du robinet) il vous offrait des cigarettes russes comme il en apportait à chaque visite à Sam à la résidence Tiers Temps, bien pratique biscuit dans lequel Sam glissait son cigarillo pour le fumer en douce, astuce que l'Ami de Sam lui avait montrée. L'Ami de Sam vous narrait comme des épopées les lentes et vacillantes promenades titubées avec Sam : il tenait fermement mais affectueusement le fragile bras de Sam en arpentant avec lui à pas comptés la maigre pelouse du Tiers Temps, que Sam aimait appeler La Bande de Gaza, trait d'esprit que lui avait chuchoté l'Ami de Sam.
L'Ami de Sam interrompit soudain la narration de ses émouvants souvenirs beckettiens pour me demander un "petit service" : ne pourrais-je pas lui avancer quelques coupures pas trop petites, avec l'assurance, garantie par l'amitité, qu'il me les rendrait avec intérets dans pas trop de jours, car ces temps son train de vie pourtant modeste était un peu gêné aux entournures par un manque de liquidités ?
Je répondis négativement par un éloquent pivotement du menton. L'Ami de Sam me fit comprendre qu'il ne me considérait plus comme l'ami de l'Ami de Sam et que je pouvais disposer tel un larbin congédié. Avant d'obtempérer avec soulagement, je lui ai montré la dizaine de petits cadres alignés au mur dans lesquels palpitaient des grosses coupures. Ça, ce trésor de guerre m'expliqua l'Ami de Sam, il ne pouvait y toucher. Tous ces beaux billets lui avaient été offerts par Sam dont la générosité légendaire n'était pas une légende. Chaque fois qu'il avait demandé un peu d'aide à Sam, Sam s'était toujours montré spontanément généreux. Et l'Ami de Sam était un peu désolé que tant d'inconnus aient bénéfiié de cette générosité. Il était tout de même un peu normal qu'un vrai ami de Sam comme l'Ami de Sam profite aussi de sa bonté.
L. W.-O.