dimanche 13 octobre 2024

Moi et mes oreilles




Je retrouve par hasard, marque-page dans Un enfant de Thomas Bernhard, cette photo oubliée, où l'on peut me voir assis à la table du Nouvel An, le 1er Janvier 1967, dans la ferme de mes grands-parents, où j'ai été élevé. Ce cliché donne une image bien sinistre de cette ferme pleine de vie qui allait bientôt être pleine de mort.
On remarque que je ne suis pas assis sur une chaise mais sur une chaise-longue redressée, à toile flottante vermillon, qu'on ne dépliait jamais sans se pincer un doigt ou se planter des échardes. Les chaises, il n'y en avait jamais assez pour les repas de fête, la famille étant plus que nombreuse. L'aîné, le plus grand, devait se sacrifier. 
J'arborais alors de grandes oreilles décollées, si grandes et si décollées que des tas de gens miséricordieux qui passaient à la ferme m'en plaignaient à haute-voix et disaient à mon grand-père que peut-être je devrais me faire opérer. Les pédagogues en revanche y virent une aubaine : nul ne s'est fait tirer les oreilles autant que moi, qui portait une espèce de bonnet d'âne naturel, bien pratique à empoigner à la volée. Le port d'une casquette ou d'un bonnet aggravait le phénomène et me donnait vraiment la dégaine péquenote de l'Idiot du village, du Pue-la-bouse. 
Je me félicite d'avoir échappé aux lames du chirurgien. Nul besoin de me faire recoller ces appendices sur l'accessoire d'Hamlet : ma tête enfla vite, en raison sans doute de mes lectures boulimiques et trop riches, mais les oreilles, elles, gardèrent leurs dimensions et, par contraste, semblèrent miraculeusement se rapetisser. Gamin j'entendais les gens dire : "il serait joli sans ces oreilles", désormais c'était l'inverse.
Cette tête affreuse n'a cessé durant des décennies d'enfler, et par l'effet spécial du contraste mes oreilles n'ont cessé de diminuer, de s'affiner. J'ai désormais les plus belles oreilles du monde, mais la gueule la plus inadmissible, au point de promettre l'assassinat à quiconque s'aviserait de me tirer le portrait.
L.W.-O.

mardi 1 octobre 2024

Chez l'Autre

 


 

Cet été, j'ai pratiqué mon tourisme préféré : le littéraire. Avant de traquer Cioran, Céline, Beckett et Manchette à Dieppe, puis Flaubert à Rouen et Croisset, j'ai commencé mes expéditions à Charleville, locataire verni, une trop longue semaine, d'un bel appartement sur la Place Ducale.  Au musée consacré à la gloire locale, un peu égaré, titubant et tâtonnant bigleux dans l'obscurité stupide de la scénographie, je fus rejoint par une guide perruquée en orange Trump, au maquillage gothique noir et vert et aux yeux lentillés à la Marylin Manson, qui me tapota sur l'épaule et me demanda avec une voix comme trafiquée à l'auto-tune mais naturelle : "Alors ? il est perdu le petit monsieur ? Il a besoin d'aide ?" En reculant d'un bond je remarquai que sa jambe gauche était velue comme celle d'un chimpanzé, et la droite artificielle, trop rose et trop nue. 

Coaché par cette Walking Dead, je ne me suis guère attardé devant la solide valise de l'Autre, ses couverts de fer blanc, sa timbale cabossée, sa montre toujours tictaquante, son dentier en bois, ses couvertures miteuses, ses lettres illisibles, ses photos trop connues, son buste de jeune merdeux à tête de Tintin, ses citations murales gigantesques ou  illisibles et le parcours flèché me ramena vite dehors sur le quai où je n'eus qu'à traverser la rue pour aller visiter l'appartement où toute son enfance l'intenable poète s'est fait, pourtant premier de la classe, gueuler dessus par la Mother. 

Il fallut grimper de raides et grinçants escaliers spiralés. Que de sport pour le Walking Dead que je suis aussi ! Catatonique comme momifiée, sosie de Macron mais coiffée comme sa Brigitte, une gardienne plongée dans un Amélie Nothomb ne s'aperçut même pas de ma présence et je pus déambuler comme chez moi dans cette cambuse quasi vide de tout mobilier et aussi poussiéreuse et cradingue que le Pavillon de Flaubert. 


Dans la chambre que j'ai supposée être celle du Phénomène, j'ai poussé le culot touristique jusqu'à m'allonger par terre et simuler une sieste. Elle ne dura pas. Quelque chose s'était introduit dans mon falzard et remontait à vive allure jusqu'à mes sensibles organes uro-génitaux. Il fallut me remettre debout et baisser le froc : bientôt je pinçai, gigotante, une énorme blatte kafkaïenne, pourquoi pas la réincarnation du jeune emmerdeur bi-polaire ? j'épargnai la bête en la jetant par la fenêtre ouverte sur le quai et réorganisai mon froc et tout son saint frusquin. Amélie Nothomb fascinait toujours la Brigitte à tête de Boris Vian mais sans lever les yeux elle demanda :"Tout se passe bien pour le petit monsieur ?". 


La visite fantastique fut abrégée pour aller se payer une Chouffe revigorante Place Ducale avec dégustation d'un Carolo beau et vomitif comme une rigotte de chèvre sucrée. Ce tourisme propulsa le petit monsieur à carrure de bûcheron sur la longue rue piétonne, jusqu'à la librairie baptisée du même nom vendeur que la gloire locale.

 Je comptais y trouver la réédition récente, à l'identique, d'Une saison en enfer, que bien sûr je possédais déjà depuis sa parution, mais histoire d'en trimballer un double dans ma musette de survie. Las ! le rayon consacré  au poète légendaire se révéla le pire qui soit. Je fis la gueule. Une des tenancières s'approcha, moustachée de clous, gothique en diable, tatouée tout partout de morts vivants ricaneurs et de citations en lettres nazies gothiques de David Foenkinos, je formulai ma demande, et la bonne femme me rit au nez, parlant de moi à la troisième personne : "Non mais écoutez moi ça ! Mais il rêve le petit monsieur ! Et ça vaudrait 16 euros en plus ce fac similé !!!??! Non non, on n'a pas ça mon petit monsieur, ça n'existe pas !!!". 

Le petit monsieur traita la bonne femme de connasse. Et s'en alla boire une autre Chouffe et sur son Redmi Note commanda aussitôt, tel, parfaitement, que le fit imprimer l'Autre, pour 16 malheureux euros, le fac similé exact d'Une saison en Enfer, publié par un généreux collectionneur, sur cette URL, où, il doit rester quelques exemplaires à l'excellente librairie toulousaine Ombres Blanches, plus rimbaldienne que sa concurrente de Charleville :

https://www.ombres-blanches.fr/product/1806811/arthur-rimbaud-une-saison-en-enfer-fac-simile

On ne m'aura donc pas lu jusqu'au bout pour rien si l'on ignorait ce bon tuyau. 

Mais abrégeons cette carte postale. "Il ne faut pas trop parler de Rimbaud. Il faut le lire." Comme disait Thomas Bernhard.

L.W.-O.