mardi 31 mai 2011

Bibliothèque du fossoyeur

Réserve de planches de mon oncle fossoyeur par L. W.-O. © août 2009 / click to enlarge

Écrire des choses si minces qu'elles pourraient tenir entre les rayons de la "bibliothèque de planches" de mon oncle fossoyeur, et aussi nettes que les collages que sa petite fille y punaise pour la décorer.
L. W.-O.

Avoir l'œil

Titan par L. Watt-Owen © 2010 / click to enlarge

« Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses. » 

Arthur Cravan

lundi 30 mai 2011

Entre les tuiles…

Toit crevé par L. W.-O. © Avril 2011 / click to enlarge

Entre les tuiles brille toujours ma bonne étoile.
 
L. W.-O.

" Everything's under control ! "



" Everything's under control ! ", tel était le motto d'Arno Schmidt. Tous les matins je peux juger à quel point j'ai été avisé, il y a déjà trente ans, d'adopter à mon tour cette devise.
L. W.-O.

mercredi 25 mai 2011

Le portable de Cioran


Rêvé cette nuit que Cioran me payait des moules-frites aux Arcades. Lui il commande un poulet rôti. Il s'est équipé d'un téléphone portable. Il veut me faire écouter sa sonnerie : La Cucaracha ! Puis il appelle quelqu'un devant moi. Il laisse sonner longtemps et raccroche. " Celui-là, il n'est jamais là ! ".  Il appelle quelqu'un d'autre.  " Ah merde, encore occupé ! ".
Il me passe l'engin pour que je l'admire. Le iPhone le plus cher. Tout rose. En douce je consulte son répertoire, où il n'y a que deux noms : Dieu et Emil Cioran. Je lui rends l'engin. Il me demande mon numéro. Je lui donne celui de Michel Onfray. Il se goinfre de toutes mes moules et toutes mes frites et ignore son poulet. " Les meilleures de Dieppe, hein ! ". Puis il se lève et file en me laissant l'addition. Le poulet rôti auquel il n'a pas touché saute par terre et le suit en trottinant sur ses moignons. Je me console en sifflant cul-sec son verre de Sancerre.



Je profite du rêve de cette nuit pour informer que le meilleur livre sur Cioran paraitra cet automne à nos éditions :
Le Chien de Dieppe par Louis Watt-Owen.
Voilà qui me forcera à l'écrire.  Car il serait minable de me dédire. 
L. W.-O.

Rappel : Cioran dans La Main de singe

mardi 24 mai 2011

" À quoi bon un autre monde ? "

Sadegh Hedayat








" Il est des plaies qui, pareilles à la lèpre, rongent l'âme. Ce sont là des maux dont on ne peut s'ouvrir à personne. "

* * *
" Si sévèrement que me jugent les gens, ils ne savent pas que je me suis jugé avec encore plus de sévérité, ils se moquent de moi et ignorent que je me moque d’eux encore plus.  Je déteste et le lecteur et moi-même. "

* * *
" Je n'ai qu'une crainte, mourir demain, avant de m'être connu moi-même. En effet, la pratique de la vie m'a révélé le gouffre abyssal qui me sépare des autres : j'ai compris que je dois, autant que possible, me taire et garder pour moi ce que je pense. Si, maintenant, je me suis décidé à écrire, c'est uniquement pour me faire connaître de mon ombre - mon ombre qui se penche sur le mur, et qui semble dévorer les lignes que je trace. C'est pour elle que je veux tenter cette expérience, pour voir si nous pouvons mieux nous connaître l'un l'autre. "

* * *
" Elle perdue, je me retirai tout à fait de la société des hommes, du cercle des crétins et des heureux. Je me réfugiai dans le vin et dans l'opium, afin d'oublier. Mes journées s'écoulaient, elles s'écoulent encore, entre les quatre murs de ma chambre. Ma vie entière s'est écoulée entre quatre murs."

* * *
" Une seule chose me faisait peur : l'idée que les atomes de ma chair se mêleraient à ceux de la canaille. Y songer m'était insupportable et je souhaitais disposer, une fois mort, de longues mains, munies de longs doigts sensibles, afin de pouvoir rassembler soigneusement tous mes atomes, les garder dans mes paumes fermées et empêcher ces fragments de mon être, mon bien exclusif, d'entrer dans les corps de la canaille. [...] L'espoir du néant, après la mort, restait mon unique consolation, tandis qu'au contraire l'idée d'une seconde vie m'effrayait et m'abattait. Pour moi qui n'étais pas encore parvenu à m'adapter à celui dans lequel je vivais, à quoi bon un autre monde ?" 

Sadegh Hedayat


Sadegh Hedayat est publié aux éditions Jose Corti

J'emprunte au site de cet éditeur ces élements biographiques :
Petit-fils du célèbre poète et critique Reza Qouli Khan, Hedayat Sadegh naquit à Téhéran le 17 février 1903. Il n’y a que peu à dire de sa vie extérieure. Son indépendance intellectuelle, sa modestie, sa pureté d’âme lui ont fait choisir en effet l’existence effacée et les souffrances d’un être d’élite qui se refuse aux compromis. Sa grande douceur de cœur, un esprit toujours prompt à saisir le ridicule des choses, son indulgence aussi pour ceux qu’il aimait, tempéraient seuls son mépris de ce monde.
     Formé à la lecture des maîtres modernes de l’Europe, mais également pénétré d’un profond amour pour le folklore et les traditions de sa patrie, S. Hedayat a cherché son inspiration auprès du peuple de l’Iran. Cependant, la passion avec laquelle l’écrivain s’est penché sur les religions de la Perse antique, sur les superstitions et les pratiques de magie populaire qui en dérivent, a éveillé aussi chez lui le goût de l’insolite et, bien souvent, il écarte les étroites barrières de la réalité, pour laisser le merveilleux envahir la vie de ses personnages : l’action d’un roman comme La Chouette aveugle se situe très loin de l’espace et du temps ordinaires.
     Comme les plus grands poètes de sa race –  on songe à Omar Khayam, le seul, d’ailleurs, qu’il aimait – S. Hedayat est un pessimiste. C’est un regard désespéré qu’il promène sur le monde. Ce univers aux lois impénétrables, mais absurdes et cruelles, s’il entr’ouvre parfois devant nous ses cercles les plus fantastiques, loin de nous offrir alors la promesse d’une destinée meilleure au-delà de l’existence terrestre, nous apparaît toujours baigné de la même sinistre lumière. Rien à espérer de cette vie, rien non plus d’une autre. Telle est l’obsession que l’on retrouve à chaque ligne de La Chouette aveugle.
     Sadegh Hedayat s’est donné la mort à Paris, rue Championnet le 9 avril 1950.

     Voici ce que José Corti disait de La Chouette aveugle dans ses Souvenirs désordonnés.
    
" C’est un livre d’une atmosphère lourde, oppressante, dans lequel le maléfice d’un rêve s’insinue dans la réalité, l’enveloppe, se noue à elle – et l’écrase. Ce n’est pas un cauchemar que narre un conteur habile, mais une obsession que celui-ci fait partager et à laquelle je ne sais pas que lecteur ait jamais pu échapper. On peut imaginer qu’un auteur écrive un ouvrage fantastique parce qu’il a voulu tâter du genre et qu’étant heureux conteur il produise une belle œuvre. Ce ne sera jamais l’équivalent de la Chouette.
    Pour tracer ces deux cents pages, il fallait être Hedayat ; cela veut dire être un homme qui souffre d’un mal moral sans remède avant d’être un homme qui écrit. Être un homme hanté de démons qui ne se laissent pas prendre au leurre d’un récit… Les démons d’Hedayat n’ont pas lâché la proie pour l’ombre. La Chouette écrite, ils ont continué à l’habiter jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il en vienne à demander à la mort de l’exorciser… Ce qui donne à son geste une dimension unique, c’est que, s’étant soigneusement calfeutré chez soi, il a anéanti par le feu la totalité de ses manuscrits avant de s’étendre pour mourir. "

Mr Nobody is perfect


" Dépossédé de lui-même, faute d'attention aux autres. "

Robert Pinget, Taches d'encre

lundi 23 mai 2011

Tolérance zéro


Je lis dans la presse que "du 23 au 29 mai, le roman envahit la ville avec les Assises Internationales du Roman" et que dans le même temps "le slam débarque dans les rues pour libérer la parole" tandis que les Nuits Sonores vont "éclater dans tous les quartiers", et je trouve dans ma boîte-aux-lettres une invitation à la Fête des Voisins. Je suis aussitôt aller m'équiper.
L. W.-O.

À la pointe de la cruauté

Je me lève tous les jours avec jubilation à trois heures du matin pour avaler des litres du café le plus noir sans sucre, fumer les cigarettes les plus fortes, picorer du Chamfort, du Lichtenberg, du La Fontaine, gratter le crâne de la lune, noter le plus lentement possible les vacheries les plus expéditives, et partir en chasse de dessins de Gary Larson sur la toile endormie.
L. W.-O.








Gary Larson



 
click to enlarge !!!!



























dimanche 22 mai 2011

Le saut de l'ange


" Tout ça ne décolle toujours pas.
L'ange du matin reste muet, celui de midi bavarde.
Attendre l'ange du soir.
Et s'endormir. "

Robert Pinget, Taches d'encres

jeudi 19 mai 2011

Calmos

"Il va arriver un moment où on pourra plus, ça c'est sûr !… Et alors là !…"

CALMOS
un film de Bertrand Blier (1976)
avec Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Claude Pieplu…

Gaffe : ce film invisible partout, interdit de TV et qui n'a semble-t-il pas connu de réédition DVD est ici repiqué en très mauvaise résolution. Mais mieux vaut cette piètre qualité d'image que rien du tout.








mercredi 18 mai 2011

L'inadmissible plaisir

Dessin de Roland Topor

"L'écrivain, comme le peintre, va toujours chercher ce que personne n'attend, ce dont personne ne veut. Ils peignent chacun le plaisir. Et c'est cela qui, aux yeux de la Loi, est proprement insupportable."  

Philippe Sollers, Extrait de l'entretien paru dans La Main de singe n°1, 1990

mardi 17 mai 2011

Revanche du pauvre type

David Goodis au piano
Dans les soirées de la jet-set où l'on consentait à l'inviter, le romancier et scénariste américain David Goodis se présentait fagoté dans un méchant costume rose-saumon, où il avait cousu une étiquette de marque volée sur un vrai costume chic. On le traitait avec suffisance et dédain. Il trouva  un beau jour l'astuce d'une revanche imparable : s'assoir au piano et marteler le Concerto pour piano N°1 de Chostakovitch. Aussitôt le brouhaha cessait, les invités légendaires se rassemblaient autour de lui pour entendre le morceau de bravoure. La virtuosité de ce pauvre type éberluait tout le monde. Mais après quelques mesures, il cessait brusquement de jouer et se levait en claquant violemment le couvercle sur le clavier. On le suppliait de s'y remettre mais il se refusait à jouer plus longtemps sur un tel tracassin, il n'avait plus envie de jouer. Imperturbable, l'auteur de Tirez sur le pianiste tenait bon. Il aurait été bien en peine de poursuivre. Il ne savait jouer au piano que ces quelques mesures, pas une de plus, de cette pièce virtuose. Il les avait apprises d'oreille, note après note, et répétées jusqu'à les singer avec un brio plausible.
L. W.-O.
Lien : http://www.davidgoodis.com/







lundi 16 mai 2011

" Toute la nuit devant moi "

Jean-Pierre Abraham par Olivier Roller ©




À la Pointe du Raz, cette femme aux yeux jaunes qui lisait fébrilement du Comte-Sponville et, sur un autre rocher, ce type aux pieds crasseux, qui d'une main grattait son eczéma et de l'autre annotait du Onfray. 
Moi, je zoomais comme un fou sur Ar Men, pour y apercevoir Jean-Pierre Abraham.
L. W.-O.


Extraits d'Armen
éditions Le Tout sur le Tout 
 
J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume. L'horizon est clair, on voit tous les feux. Le vent est remonté au nord mais la houle demeure et le phare tremble par moments dans le bruit.
 

Ma lampe est tombée tout à l'heure. Je n'ai pas vu qu'à chaque secousse elle se rapprochait un peu plus du bord de l'établi. Elle a basculé sur mes genoux puis sur le socle de fer. La chambre de veille a pris cet aspect fantastique que je n'aime pas. Les ombres et lumières tombant du feu tournant courent sur les boiseries. Certaines semblent venir d'en bas, par l'échelle de la salle des machines. L'armoire de cuivre et les roues dentées du mouvement d'horlogerie, les volutes de la rampe étincellent. Tout le reste est noir.
 

Les verres des lampes de rechange sont dans la chambre de Martin. Je ne ferai plus rien cette nuit. Cela ne va pas très bien. C'est ce que je voulais dire.

Il y a un grand oiseau qui tourne autour de la lanterne. Il glisse contre les vitres en battant des ailes, s'écarte, se fait prendre dans un des faisceaux de lumière, tourne avec lui, plonge à nouveau vers le feu. Il ne crie pas. Je suis sorti sur la galerie pour mieux le voir. C'est un oiseau brun, je ne connais pas son nom.
 

Le feu de Sein est trop net, le mauvais temps va revenir.
Plus tard avec les vents de terre, nous aurons des milliers d'oiseaux. Et la brume.

(...)
Il faudrait parler aussi de la lumière qui règne dans cet escalier, une lumière de cloître.

(...) La lumière de l'escalier est douce toute la journée. Elle entre par d'étroites lucarnes orientées à l'ouest, disposées régulièrement à chaque demi-étage. Le soir parfois tout s'illumine.
 

La cuisine n'est jamais claire. On ne peut relever qu'à moitié le panneau de bronze qui protège la fenêtre en cas de mauvais temps.
Au-dessous, dans le magasin, le hublot de verre dépoli ne laisse pénétrer qu'un peu de lumière glauque.
En bas, il fait noir, entre les cuves à pétrole et les cuves à eau, dans la coursive d'entrée. Là se trouve la trappe de fer qui donne dans l'ancienne soute à charbon, maintenant noyée parait-il.
 

Martin est appuyé contre le montant d'une vitre dans la lanterne, et regarde vaguement la mer, bouleversée à l'ouest. Le feu chante. La flamme du foyer, que l'on aperçoit sous le brûleur dans un miroir, est bleue et fixe. L'optique, immobile encore sous la housse blanche. Le soleil a disparu. Un peu de vent ronfle dans les ventilateurs de la coupole. On remonte le mouvement d'horlogerie. Le poids, qui repose au fond de son puits, dans le mur, à hauteur de la cuisine, heurte lourdement la paroi en se redressant, au premier tour de manivelle. Dans l'escalier les pierres s'assombrissent.
 

Il faut que je dorme un peu avant minuit. Des questions vaines. Pourquoi la vue d'une lampe allumée en plein jour glace-t-elle le cœur ? Pourquoi suis-je toujours fasciné par le partage des ombres et des lumières ?

(...) Un court vent de nord faisait briller le flot montant. La mer glissait d'un seul bloc, sans bruit, et le ciel semblait la suivre. Seul, ce phare, dressé, inquiétant de loin j'imagine. Nous qui l'habitons nous sommes au secret. Je crois parfois participer à quelque chose de grave, sans comprendre.
 

Nous entrons dans la période des vives eaux et l'on aperçoit, à basse mer, un morceau de la roche rouge sur laquelle le phare est bâti. Ar Men en breton signifie La Pierre. Qu'avait-elle de particulier cette roche pour qu'on la nomme ainsi, parmi les dizaines qui émergent sur la Basse-Froide ? J'aime ce nom.
 

Il faisait le même temps lorsque j'ai vu Armen pour la première fois. La mer était grise, comme toujours lorsqu'on navigue sur un bateau de guerre. J'ai cru reconnaître cet endroit. J'ai souhaité vivre dans ce phare. C'était la meilleurs façon pour ne plus le voir. Quand j'ai posé le pied, la première fois, sur ce débarcadère-jouet, je me suis cru chez moi. Mais de toute cette époque, déjà, je ne me souviens pas.

(...) Toute l'après-midi j'ai retrouvé cette impression de plein été. Le phare est enfoui dans la lumière. Je sens au-delà des énormes murs la pression de l'espace. La porte est barrée. Les doubles fenêtres sont closes dans les trois chambres. Je reste assis sur une marche de l'escalier, adossé à la chaux. Aucune ombre ne bouge. Je croyais jadis que les tempêtes étaient effrayantes. Dans l'enthousiasme j'envisageais très bien de m'envoler avec le phare. Mais la vraie peur apparaît quand la mer est trop calme. Comme si nous dérivions. Je voulais me rouler en boule dans un coin, non pas sur ma couchette, sur la pierre, dans un coin.

(...) Je n'avais pas envie d'allumer ma lampe. J'étais habillé du phare...
 

Tout le phare vibrait légèrement, chaud dans le vent, éparpillant sa braise. La leçon des ténèbres est parfois très douce.


(...) Je m'allège, au cours du lent voyage de la Velleda à travers les écueils du pont de Sein, tandis que la silhouette du phare grandit à l'horizon. L'inutile se défait, s'effiloche dans le sillage. On arrive, je regarde de tous mes yeux. Henri réduit la vitesse, fait son furtif signe de croix, j'endosse le gilet de sauvetage, je cours rejoindre les matelots à l'avant. Des cris rauques ponctuent la manœuvre, enthousiastes ou moqueurs selon que le gardien, là-haut, a bien ou mal lancé la touline qui permettra d'effectuer le va-et-vient. On s'embrasse, je ris, je reçois de lourdes claques dans le dos, "Salut Jonas ! Amuse-toi bien dans ton château ! ", je suis tout neuf, content et inquiet comme un écolier à la rentrée des classes.
 

4h. Nuit interminable. Par instant la lumière qui tombe de la lanterne me semble toute rouge, comme s'il y avait un incendie de brûleur... J'ai entendu un choc très violent à la base du phare. Penché sur la rambarde, j'ai vu monter vers moi, avec une étonnante lueur, une gerbe d'écume, un peu grise dans la nuit, soudain éblouissante lorsqu'elle est parvenue au niveau de la lanterne et qu'un des trois faisceaux du feu l'a heurtée. J'ai habité un instant cette maison fantastique, qui s'est écroulée sur mes épaules. Je suis réveillé.
L'aube. Toutes les lueurs sont étrangères, mais le bruit, le chant à plusieurs voix du feu, peu à peu m'a rassuré.
 

(...) La mer cogne sans répit maintenant. Les embruns crépitent sur la coupole. Les grandes vitres tremblent. C'est merveille qu'au milieu de tout ce vacarme le sifflement léger du feu demeure absolument perceptible. J'ai dû abandonner le fauteuil de quart, sous la pluie de mercure qui tombe de la cuve à chaque secousse.

20 décembre, 17h.
Patience. Choisir d'habiter près d'une lampe, c'est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les lueurs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d'un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ?
Mais la folie est dehors qui hurle. il faut résister. Faire le poids. J'allume ma lampe. La lumière coule sur le table et d'objet en objet gagne ses positions. Des ombres se prennent à vivre intensément, comme un regard. La limite du cercle est imprécise. Il faudra y aller voir. Avancer les mains.
Je n'en finirai pas d'errer entre l'ombre et la nuit. C'est de la complaisance.

(...) Brume. Depuis deux jours. Nous ne parlons plus. Nous ne prenons plus nos repas ensemble. Martin a les yeux injectés de sang.
 

Quatre heures. Tout est gris. L'aube ne changera rien. La porte de la galerie est ouverte, la fenêtre de la salle des machines aussi, pour assurer un courant d'air sur les moteurs brûlants. On ne peut rester dans la chambre de veille, à cause du froid, et du bruit. Aucun refuge. Quarante-cinq secondes, entre les coups de sirène, pour aller surveiller le feu, inutile. Lorsqu'on ne peut redescendre assez vite, on se ramasse en boule, là-haut, près de l'optique, on se bouche les oreilles de toutes ses forces. Quand le hurlement éclate, un violent sursaut traverse malgré tout le corps.

(...) Les oiseaux sont là. Plusieurs centaines. Le feu les attire, la sirène les épouvante. Fous, ils viennent se briser le crâne contre la vitre. Le muret extérieur, la galerie sont couverts de plumes et de sang. Il faut veiller désormais devant la porte ouverte : ils entreraient, ils envahisseraient la lanterne pour crever le manchon du feu.
 

On entend un peu leurs cris. D'autres cris. Le phare bouge. La houle est plus forte.
 
Reflets de perle. L'aube. On ne voit pas le pied du phare. Le bruit de la sirène résonne sur l'eau comme dans une cathédrale.

Heures blanches. Dame blanche.
Poser ses mains sur les pierres. Rassurer. Renouer.

Différentes vannes freinent la ruée du pétrole sous pression vers le brûleur. Je les ouvre l'une après l'autre, lorsque l'aiguille du manomètre, au-dessus de chacune d'elles, a atteint le niveau prévu. Puis vient l'instant qui donnera le ton de la nuit. La dernière vanne ouverte, le pétrole se volatilise en passant au cœur du brûleur chauffé, jaillit en vapeur, en fumée blanche dans le manchon, une allumette l'enflamme. Le long sifflement peu à peu s'équilibre. Au fond du brûleur, très secrète, révélée par le miroir, apparaît la couronne de petites flammes bleues du foyer. Tout dépend de sa vigueur, de sa netteté, un grain de poussière dans l'éjecteur suffit à l'éteindre, le pétrole alors jaillit liquide, coule en flammes sur le socle, fait éclater les prismes.
 

Il fait jour encore. Le squelette de l'optique se dessine confusément sur la housse. Le feu demeure caché. Personne ne sait. Nous gouvernons. Parfois dans le coeur vide, rincé de toute image, s'allume toute seule une autre lueur, comment le dire : la ferveur, peut-être. J'aime violemment cette vie, je veux toucher sa peau, sa vraie peau sans oripeaux. J'ai soudain l'impression que c'est très simple.
Je voudrais un jour, avec juste les mots, dire cette simplicité. Toutes les grimaces en moi n'auraient plus d'importance.

La dure liberté du vent. Nul n'est plus nu que lui.

La nuit. Les voûtes du monastère, les murs ronds de mon escalier.
 

Aucun mortier ne lie ces pierres. Elles tiennent par leur propre poids. Les plus gros blocs, on les a longuement usés les uns contre les autres pour qu'ils s'épousent parfaitement.
Tout est simple. Un ordre profond, à peine visible, et la prodigieuse liberté du cœur. Aucune erreur, aucune hésitation apparente : l'esprit qui a conçu cela s'est totalement effacé derrière son œuvre.
 

Et l'utilisation de la moindre pierre. La très longue patience alliée à l'inspiration du moment.

Midi. Le bruit de la vague et le silence, l'ombre épaulant la lumière, j'ai soudain l'impression que le phare est fondé sur leur équilibre. Et chaque geste le dresse un peu plus.
C'est fragile une rencontre d'oiseaux. Il faut soi-même être invisible là-dedans. et présent pour lancer la ronde.
Toutes les lueurs du jour, qui tournent et volent dans l'air léger de l'escalier, est-ce qu'elles ne se retrouvent pas au soir, dans la couronne de flammes secrètes du foyer ?
 

A la lucarne près de laquelle je travaille aujourd'hui, on voit l'horizon partager exactement le ciel et la mer.

Le soir. Tout notre travail est pour l'horizon. Cette lente avalanche de la lumière vers le haut, les prismes la cassent durement, la renvoient au large.
Moi j'ai besoin de lumière, je suis affamé de lumière. Les murs, les cuivres. Par quelle roue d'un moulin secret devrai-je moi aussi passer ?

J'aurais voulu voir l'homme qui a décidé de cette construction. (Un illuminé, probablement. Mais on dit qu'il était humble et fort inquiet). Lorsqu'il a connu la nature de la roche, la surface utilisable, je suppose qu'il a su aussitôt quelles seraient la hauteur et la puissance du feu. Il brillait déjà là-haut, pour lui. Il n'y avait plus qu'à bâtir une tour pour le rejoindre. Chaque pierre a été choisie en fonction de cette nécessité. Se liant étroitement les unes aux autres est devenue unique.
Et je crois que la tour se défait un peu chaque jour dans la lumière, qu'elle est reconstruite au soir. Je pense au bruit des sabots dans l'escalier à l'heure de l'allumage.

26 avril.
Nous avons repeint en blanc les mât de pavillon, dérouillé la girouette, répandu du goudron chaud sur la coupole.
En bordure de la coupole, la seule décoration du phare : quatre têtes de lion, qui font office de gargouilles, rejetant l'eau par la gueule. Eau de pluie et eau de mer étroitement mêlées les jours de tempête.

J'ai repeint la longue potence au bout de laquelle passe le câble du va-et-vient. Martin aussi voulait le faire, mais on ne peut y travailler à deux. Nous avons tiré au sort. J'ai gagné. Martin dit : " Ta chance te perdra".
a cheval au bout de ce long bras noir, je voyais l'eau filer en dessous, j'avais l'impression de basculer lentement, comme lorsqu'on regarde, allongé dans l'herbe, des nuages passer au ciel, un jour de grand vent.

30 avril.
Nous avons terminé le blanc de la tour aujourd'hui. La face Nord est pénible à peindre. Les cuves à eau de la sirène occupent toute la largeur de la galerie de ce côté. ll faut faire de sérieuses acrobaties pour installer la chaise. Réussir à se poser sur le muretin, en arrivant en bas. Et il n'y a pas de soleil.
 

Mais la mer scintillait un peu plus loin. Des mouettes planaient à notre hauteur, et se laissaient tout à coup tomber comme pierres dans l'eau.
La mer elle-même, la mer se perce de lames vives indéfiniment.

1er mai.
Il nous reste à peindre le nom du phare, tracé en grosses lettres noires sur la tour. Elles on un peu viré au gris au cours de l'hiver. J'ai fait le A, Martin le R, ce R dont il affirme, dans ses jours sombres, qu'il est de trop. Nous avons écrit le M ensemble.

 Jean-Pierre Abraham / ARMEN / © Le Tout sur le Tout

 Les fameuses éditions Le Tout sur le tout, menées par ce formidable lecteur qu'est Guy Ponsard, n'ont pas disparu. Elles sont seulement mises en veilleuse depuis quelques années. On peut trouver sur L'Alamblog d'Éric Dussert une bibliographie complète de leur catalogue devenu culte.

Le Matricule des anges avait consacré un numéro et de nombreuses chroniques à Jean-Pierre Abraham.

Jean-Pierre Abraham a également été publié par Georges Monti aux éditions Le Temps qu'il fait.

Je conseille vivement de consulter la biographie formidable d'André Dhôtel par Christine Dupouy, où tout un chapitre détaille par le menu, avec des extraits de correspondance, les rapports de Jean-Pierre Abraham et du promeneur des Ardennes pouilleuses. André Dhôtel, histoire d'un fonctionnaire, par Christine Dupouy, Éditions Aden. Lire ce compte-rendu de Philippe Blondeau sur Fabula.

La table de l'insomniaque

La table de l'insomniaque par L.W.-O. © avril 2011 / click to enlarge


Instantanés de ma table d'insomniaque s'emmerdant à la montagne, il y a quelques jours, à 3 heures du matin.
Inventaire sur fond de toile cirée : un bol de café (café de marque L'Or absolu, "sans doute le meilleur café du monde" !), une petite cuillère, trois bougeoirs, un cendrier, une boîte à thé, un vieux jeu de cartes "Ras d'Amhara", trois briquets, une boîte d'allumettes, une boîte à cigarettes, un paquet de tabac gris "Scaferlati" Caporal Ordinaire, un cahier de papier JOB N°38bis, un paquet de tabac blond Pueblo, un sachet de filtres, un élastique archicuit, un marque-page, un stylo à bille Bic Cristal noir, une page de notes format A4, du courrier non-ouvert et quelques livres parmi lesquels : Crever pour vivre de Klaus Kinski, Dans les hauteurs de Thomas Bernhard, Cahier de Talamanca de Cioran, Bréviaire des vaincus n°2 de Cioran, L'Art de la prudence par Baltasar Gracian, Kleine ungarische Pornographie de Peter Esterhazy, La Maison au bord du monde de William Hope Hodgson, Marcellus de Jef Geeraerts. 
L. W.-O.


La table de l'insomniaque par L.W.-O. © avril 2011 / click to enlarge


dimanche 15 mai 2011

Gagner ma vie


vidéo : ma sortie hebdomadaire, quand c'est une semaine dynamique…

Comment mieux gagner sa vie qu'en n'en faisant rien ? 

Pour la modique somme de zéro euro zéro centime, (montant des revenus qu'une nouvelle fois je viens de déclarer au fisc), je m'offre depuis des années le luxe inouï de disposer des trois tiers de mon temps.

L. W.-O.

Avis aux détrousseurs


Enfin ! Voilà qu'on ressort, et en format poche, l'introuvable Voleurs de mots, de Michel Schneider.  Qui dit mieux que lui, sur le sujet du plagiat ?

J'en profite pour placer cette formule du grand Kurt Vonnegut, que les adeptes du copier/coller ne comprendront jamais, naturlich :

" Great writers are burglarproof ! "
" Les grands écrivains sont incambriolables ! "

samedi 14 mai 2011

Broyer du rose


"Le rose est de rigueur ? Eh bien j’ai horreur du rose voilà tout. Le rose, cette couleur niaise - ce rouge qui est venu avant terme. Un sirop de grenadine pour le petit. Le rose de la fausse santé ; la pulpe des chairs de boutiquières conservées à l’ombre du négoce, dans la fraîcheur des spéculations sur les confitures, beurre et fromages et conserves."

Georges Hyvernaud 
(dans "J'ai compris", en réponse aux attaques contre Le Wagon à vaches)

vendredi 13 mai 2011

"J'emmerde l'entrain…"


" Je veux n'avoir plus qu'une cravate blanche et un melon, et marcher à petites journées sans me préoccuper de rien. Je suis un monsieur. Je veux passer aussi inaperçu que possible. Je ne veux surtout pas qu'on dise de moi que j'ai de l'entrain, ni qu'on me compare avec ceux qui ont ou n'ont pas de l'entrain (j'emmerde l'entrain). "

Charles-Albert Cingria, La Grande Ourse