jeudi 20 août 2015

"Avons-nous jamais été dans les images qui composent nos souvenirs ?"







Videos ci-dessus : Jean Louis Schefer filmé aux éditions POL 
par Jean-Paul Hirsch, à l'occasion de la parution de 
Pour un traité des corps imaginaires (POL, 2014)


"(…) Aussi les œuvres, qui de droit appartiennent à quiconque peut en jouir, sont-elles malgré tout partie de notre secret comme une sonate ou une mélodie prend pour nous, à tout jamais, son prix non de la partition mais de l’exécution dont l’interprète est appelé le musicien et restera, pour nous, l’auteur dans le moment où nous l’avons d’abord aimée – c’est que les œuvres ont fait, en nous, là où nous croyons qu’il existe des souvenirs, élection de cette minute qui nous a séparés du monde et de l’abomination de nous-mêmes parce qu’alors nous étions la musique ou le trouble éveillé par les lignes, les couleurs qui, comme un navire lâche ses amarres et ne part qu’en enfonçant son soc dans l’eau, devaient remuer en nous une eau si profonde et peut-être si ancienne qu’elle pouvait accueillir en son sein, à sa surface, dans ses profondeurs, l’être sans poids, sans destin, que nous eussions été, comme dotés du pouvoir divin de nous mettre au monde. Les tableaux que nous avons aimés, les mélodies qui ont chanté en nous et dont nous épousons, à leur évocation, la souplesse et les rythmes particuliers, sont faiblement contemporains dans une espèce d’illusion de notre permanence, des jours, des heures, des lieux mêmes et des situations où ils sont apparus pour la première fois. C’est leur avènement qu’ils commémorent le plus sûrement et ce sont peut-être les seuls événements d’un passé dont se sont effacés les vivants et les êtres les plus chers; comme si une telle séparation du monde était devenue effective et ne gardait que le trouble des instants devenus couleurs, sonorités, et dans lesquels ces mutations de l’âme que l’on appelle joie ou bonheur, et dont la mémoire, à nouveau sollicitée, est l’impatience renouvelée, avaient été notre secret. Je ne crois pas que nous dotions ces œuvres d’un sens particulier qui les préserverait – par un style qui serait le critérium général de nos attachements – mais parce que la raison secrète ou dernière de ces élections de ferveur ne peut s’expliciter en raison – puisque c’est une part de l’énigme de la vie même qui sous tel motif, par telles couleurs, dans cette ligne harmonique se trouve à l’instant préservée hors du temps et ainsi scellée du cachet de nos affections que cet effet que nous croyons la vérité de l’œuvre resterait invisible à quiconque. (…) "
Pour un traité des corps imaginaires
© POL éditions, 2014




Extrait de la 4ème de couverture :

"Le monde de la mémoire par lequel nous tenons à la réalité passée est un univers d’images dont nous ne sommes pas départagés. Le retour du passé (vécu, imaginé) est-il celui d’images dans lesquelles nous sommes pris comme des corps transparents, des semblants d’existence ? Que régissent les images ? Elles sont au carrefour de tout processus de pensée et comme le substrat sur lequel s’édifie l’interprétation d’un réel qui ne peut exister sans langage et sans imaginaire, c’est-à-dire sans les formes par lesquelles nous l’appréhendons. Cet essai n’a d’ordre que celui d’une promenade (méditation d’un promeneur) dans ce que nous croyons le temps : dans ce que la mémoire a immobilisé pour notre éternité. Deux tableaux ponctuent ces méditations : le portrait d’une jeune fille par Berthe Morisot, une chambre vide à Venise peinte par Turner. Le texte fait le songe de la réalité que la mémoire invente. Avons-nous jamais été dans les images qui composent nos souvenirs ? Elles sont les corps étrangers dont notre mémoire se nourrit."
BONUS :

Autres billets consacrés à Jean Louis Schefer 
sur le site La Main de singe.

L'HOMME ORDINAIRE DE LA BIBLIOTHÈQUE

 (Archives Main de singe, 1991)




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