mercredi 7 septembre 2016

Grimper au Plafond de Montaigne

Plafond de Montaigne.
Pour voir une image en très haute définition
de ce plafond en l'état actuel, on cliquera ici.




À la suite de mon billet évoquant Montaigne, quelques lecteurs me demandent où l'on peut bien dénicher Le Plafond de Montaigne, de Frédéric Schiffter, dont je faisais furtive publicité. 

Paru en 2004, cet ouvrage aussi singulier que réjouissant semble désormais épuisé (sans doute car son éditeur est encore plus épuisé : carrément kaputt ?). Je ne crois pas avoir repéré qu'il soit bientôt réédité, ce qui serait pourtant une idée lumineuse pour tout éditeur désirant se distinguer au-dessus du glauque océan de caca qu'est le commerce du livre. 

Ceux qui le possèdent déjà, ayant eu la chance et la jugeotte de l'acquérir jadis en temps et heure, vernis de plusieurs relectures qui témoignent de son intéret inépuisable, ne risquent pas de le prêter à ceux qui en sont démunis. L'altruisme ingénu et la bonté d'âme n'animent guère les lecteurs d'auteurs dans le genre de Frédéric Schiffter. Au contraire : on se flatte de jouir "en suisse", comme on dit, d'un tel livre rare et incomparable, qui impose Frédéric Schiffter, à nos yeux difficiles et à notre peu baisante tête de bourrique, comme un auteur à qui on fait joyeusement de la place dans sa bibliothèque sur le même rayon que Clément Rosset et Cioran, tout à côté de Montaigne et Schopenhauer. Auteurs, comme par hasard, dont il est également question, outre Montaigne, dans Le Plafond de Montaigne.

Brèfle : je ne prèterai pas mes trois (oui : 3 !) exemplaires, même sous la menace. Quand à faire des photocopies, autant demander un selfie à Clément Rosset himself !

N'étant néanmoins point trop chien avec les honorables lecteurs de ce blog, je signale aux intéressés que l'on trouve Le Plafond de Montaigne sur le foisonnant marché cybernétique de l'occasion. Il en circule peu d'exemplaires, puisque ses lecteurs ne risquent pas de revendre les leurs : seuls quelques égarés et quelques critiques accablés de services de presse s'en sont débarrassés. L'ouvrage, déjà si singulier à sa parution, est ainsi devenu fort rare sur le marché : de fait ce livre, déjà exceptionnel par son style et son propos, puis légendaire car introuvable, est désormais un collector rarissime sur lequel on peut spéculer pas seulement intellectuellement. 

Cette rareté garantit un tri sévère désormais parmi ceux qui aspirent à vouloir le possèder et le lire. Alors qu'à sa parution, n'importe quel gogo pouvait l'acquérir quasi dans n'importe quelle librairie pour trois francs six sous, il faudra désormais à l'aficionado putatif se saigner un peu plus cruellement. Et c'est une très bonne chose. Abject est l'esprit mesquin de tant de contemporains, de vouloir se payer le plus raffiné Champagne au prix de l'indigeste mousseux Kriter sinon du Champomy.

Les quelques piaffants prétendants à la lecture du Plafond de Montaigne testeront ainsi la puissance de leur désir de le lire. Il leur faudra "casquer"  !

124,10 euros est déjà une somme conséquente mais mégoter serait d'une totale inélégance et d'une mesquinerie incompatible avec l'esprit d'une telle lecture. Le vrai lecteur déboursera avec le sourire et sans ciller 460 euros, sinon, s'il est vraiment bon prince et chic type, carrément 599 euros. Ces trois offres sur Amazon.

Quant aux radins, ils pourront frimer à bon compte en ne déboursant que 52,20 euros sur CDiscount ou PriceMinister (ah la honte !), ou se le faire offrir pour 182,50 euros sur Ebay.

Décidément fort chic avec mes lecteurs, j'en pirate ci-dessous quelques extraits — à mes risques et périls : car le redoutable pistolero Schiffter risque de m'en coller une entre les deux yeux et m'abattre comme le chien que je ne suis pas.

L. W.-O.

Bonus N°1 :
Tout savoir sur les inscriptions du plafond de Montaigne 
grâce au site mirifique de l'Université de Tours


Bonus N°2 :

Extraits piratés de 
Le Plafond de Montaigne 

"Monsieur J'ai-des-projets…"

" Gamin, j'ai changé maintes fois d'école. C'est dans les cours de récréation que j'ai acquis la conviction, jamais ébranlée par la suite, que l'homme est un loup pour l'homme. Et, même si ce n'est pas très glorieux, je dois avouer que la peur que suscitent en moi les humains est une de mes passions dominantes.

Sans grand risque de me tromper, je pense que le pire est surtout à craindre de l'homme qui a des projets. Versant dans l'illusion que le neuf est possible sous le soleil, Monsieur J'ai-des-projets se figure qu'il en sera, comme il dit, le « promoteur » et l'« acteur », qu'il deviendra, en somme, indispensable. Rien de plus effrayant à mes yeux que cette obsession du projet. Je ne puis oublier que les cimetières sont pleins d'hommes indispensables et qu'ils y jetèrent avant eux, prématurément, quantité de gens qui ne furent pas très convaincus de la nécessité de leurs projets.

Mais je remarque que Monsieur J'ai-des-projets, représente une nuisance sans même qu'il passe à l'action : il suffit qu'il parle, qu'il déverse sans cesse et partout, comme on l'y autorise, le langage de la motivation et de l'investissement personnel. Jadis c'était le militant politique qui s'exprimait de la sorte, mais avec d'autres mots. Il ne se posait pas en homme motivé mais concerné. Il ne s'investissait pas dans tel ou tel objectif ciblé, mais adhérait à une cause et s'engageait à y faire adhérer les autres. Imprégné d'existentialisme sartrien, son projet était que le monde et les hommes aillent dans le sens historique du meilleur, fût-il au fond d'un charnier ou derrière des barbelés. À présent, les discours optimistes du militant politique ont laissé place aux parolesoptimisantes de Monsieur J'ai-des-projets. Non seulement ses palabres ne laissent présager elles aussi que de la casse, mais déjà, en elles-mêmes, de par leur diffusion médiatique, elles se répandent comme une pollution intellectuelle. Croyant incarner le nouveau sens de l'Histoire, l'Innovation, sans même recourir à l'existentialisme sartrien, Monsieur J'ai-des-projets milite, infatigable, dans le parti totalitaire de la vulgarité.

Davantage qu'à Lucrèce, l'Ecclésiaste me fait penser à Arthur Schopenhauer, auteur d'une philosophie du vouloir-vivre aveugle à l'usage des hommes sans projets.

Pour Schopenhauer la vie d'un humain n'a d'autre sens que de payer au prix fort le crime d'être né. Durant des années il lui faut satisfaire ses besoins, éviter la maladie, combattre la misère, se protéger de l'agressivité d'autrui, toutes sortes d'efforts humiliants car, in fine, il n'aura d'autre récompense que la décrépitude et ne trouvera de délivrance que dans la mort.

Le sentiment qui m'affecte depuis longtemps, est celui de la stérilité. Tout se passe comme si j'avais en moi un élan créateur destiné à exploiter de riches réserves de sens ou d'imagination, mais que je ne pouvais mettre en action faute d'une énergie suffisante. Sitôt que je me mets à une tâche, une voix intérieure m'en dissuade et je me sens disqualifié. Du coup, épuisé par l'inertie de mon génie, j'incline en permanence à dormir, autrement dit à opter pour la version inconsciente de ma stérilité. Mais comme nulle sieste, même répétée dans une journée, ne me déleste de cette pesanteur, je donne l'image d'un type n'ayant d'autre éthique que la flemme. Combien de fois, durant ma prime jeunesse, ma mère, mes maîtres à l'école, mes professeurs au lycée et même mes amis, me serinaient que j'étais un « fatigué de naissance ». Aujourd'hui encore, j'entends ce refrain. Mon père, lui, ne me fit jamais cette réflexion. Comme je l'ai déjà dit, il m'a vu naître et atteindre l'âge de neuf ans ; puis la vie s'est brutalement fatiguée de lui. Schopenhauer dit que le besoin métaphysique vient de la « stupéfaction douloureuse » qu'on éprouve face au spectacle de la vie ; je dirais plutôt que, pour moi, le goût de philosopher est venu suite à une douleur stupéfiante.

Après un désastre affectif, certains, paraît-il, trouvent la force de se reconstruire. Depuis près de quarante ans je me maintiens plutôt bien dans le délabrement, ballotté entre la tentation d'une vie sociale qui, à ce qu'on prétend, offre des consolations, et le réflexe de la déserter de peur de m'y dissoudre. N'étant visiblement pas fait pour ce monde, je me suis résigné à l'idée qu'il n'en existait pas d'autre et qu'il valait mieux que j'en fusse spectateur plutôt qu'acteur — vocation incertaine qui m'amène à n'être qu'un dilettante vaguement philosophe, vaguement esthète, sans autre projet que de jouir sans entraves de ses temps morts.

Si j'ai fait de Schopenhauer un de mes pères spirituels adoptifs, c'est parce que grâce à lui, je ne me sens aucunement coupable de ma vie comme velléité et comme contemplation. À l'en croire, le dilettante, sensible aux œuvres majeures de l'art et de la philosophie, présente un meilleur visage que l'homme d'action, celui qui aime à se qualifier de « professionnel », ou pire, de « pro ». Inversant une logique commune, Schopenhauer affirme que, pour être plein de vitalité, l'homme d'action est passif, tandis que, pour en manquer, l'homme de la contemplation est actif. Rien de plus illusoire que l'action dont s'enorgueillit le « pro ». S'il peut rendre compte des mobiles personnels de ses faits et gestes, il ignore tout de ses réels motifs qui ressortissent à la force impérieuse et aveugle du vouloir-vivre qui le manœuvre. Le dilettante, au contraire, observant à la loupe, dans une œuvre, la sempiternelle tragi-comédie des gesticulations de ses semblables, ne se laisse pas aveugler par le vouloir-vivre. Animé d'une vive démotivation, le voilà disposé à la connaissance, forme supérieure de l'action selon Schopenhauer, et même, parfois au génie créateur — deux activités relativement gratuites, sans grand danger pour les autres.

Le voilà condamné à la lucidité, avancerais-je pour ma part. La lucidité est la morsure de la mort dans la chair de la conscience. La douleur en est tantôt vive, tantôt lancinante. Une torture intime qui s'appelle le cafard. Comme le cafard n'est pas de tout repos, la morale est sauve."

Frédéric Schiffter, Le plafond de Montaigne

Bonus N°3 :

AMÈRES PARABOLES (fragment inédit de Cioran) 
sur l'excellent blog Nos Consolations

13 commentaires:

Luc-Antoine Marsily a dit…

Merci ?
Je me fais l'effet d'un pauvre junkie appâté par un cynique dealer..
Et je suis certain que le Schiffter approuve ces méthodes...
Surfer mais voyou sur les bords, et pas que de l'Atlantique..
Le genre, tout plutôt qu'une réédition ! Assécher le marché pour faire casquer le pékin...
J'ai une excuse : quand l'opus a été publié, je n'étais pas né (à Schiffter !).
Amitiés, évidemment !

Frédéric Schiffter a dit…

Cher LWO, cher ami,

Le Plafond n'a pas tenu longtemps. À peine publié, MILAN, au bout d'un an, l'a envoyé au pilon. Il est passé inaperçu. En fait il a pâti de l'ombre que lui a faite le Contre Debord paru en même temps aux PUF et qui, lui, s'est vendu en un clin d'œil. J'eusse dû être plus regardant sur le calendrier. L'ennui est que je n'ai plus qu'un seul exemplaire du Plafond. Vous pensez bien que si j'en possédais une caisse j'en ferai commerce au marché noir des chefs-d'œuvre.

J'ai l'impression de découvrir les lignes que vous publiez et, en même temps, je ne fais que répéter, livre après livre, pareils propos. Du radotage comme de l'un des beaux-arts…

Je vous souhaite une belle fin d'été perché, là haut, sur vos terrasses.

À vous,

FS

Luc-Antoine Marsily a dit…

Well, well, well... Va donc falloir braquer quelqu'un ou quelque chose pour mettre la main sur cet ouvrage !
In illo tempore on aurait pu envisager une édition pirate en Hollande ou en Italie, voire un samizdat..
Allez faire ça avec l'Europe unie... Sigh !

Louis Watt-Owen a dit…

Cher Frédéric,
Merci de votre signe attentif, et aussi pour les précisions quant au "Plafond".
Que soit épuisé un ouvrage traitant de l'épuisement de vivre n'est pas si paradoxal.
Ces éditions de Milan se sont spécialisées dans le livre "jeunesse", plus rentable que celui de la fin des haricots.
Imaginons, s'il n'avait été pilonné par ces bousilleurs, mais devenu "top ventes" que votre "Plafond" (et les autres titres que vous avez publiés jadis à cette enseigne, sans doute aussi réduits en confettis), seraient publicités entre "Au Dodo", "Journal d'une grosse nouille", "Le renard et la pêche à la queue", "Pourquoi l'art est-il plein de gens tout nus", etc…
De ma panoramique terrasse Ouest, j'aperçois, à la lunette astronomique, votre propre terrasse, là-bas à 1000 km, où vous vous prélassez sans vergogne. J'ai la lubie d'acheter un drône, sinon un bon vieux pigeon voyageur, drône vivant, pour vous expédier de quoi trinquer à distance.

Bien à vous, cher ami,
L. Watt-Owen

V. a dit…

Même dans une dèche complète, je ne cèderais pas le "Plafond". Je proposerais plutôt qu'on me loge gratuitement en échange d'une ou deux consultations de l'ouvrage par semaine. Au-delà ce serait trop, eu égard à l'usure. Bien à vous cher ami.

Louis Watt-Owen a dit…

Chère V.,
Je suis d'autant plus ravi de votre signe que vous vous faites fort rare.

Encore merci, au fait, pour votre lien d'il y a quelques mois.
Moi qui ne bouge qu'à contrecoeur de ma tanière, je puis ainsi, ans remuer de ma chaise voyager dans le temps et dans l'espace. Je suis souvent à écouter des rengaines au Mexique et en Argentine dans les années 30. Quel luxe !
J'en donne ici le lien pour les curieux :
http://radiooooo.com/#

J'espère que loin de la toile vous tenez la belle forme.
Bien à vous chère V. !
L. Watt-Owen

Luc-Antoine Marsily a dit…

Voilà que s'installe un marché gris pour le plafond !
L.W-O doit rigoler, du haut de ses trois (3 !) exemplaires...
Et, comme dirait le penseur dans la pub, je l'aurai un jour, je l'aurai !

Louis Watt-Owen a dit…

Cher LAM,
Possèder plusieurs exemplaires des ouvrages qui m'excitent est un luxe couteux, mais fort pratique : cela m'évite, flemmard de catégorie olympique, de me bouger pour aller les chercher. J'en laisse un dans chaque pièce. Je n'ai qu'à tendre le bras ou trainer la savate sur deux petits mètres. Pas étonnant donc que je me sois ruiné, et que je me retrouve si envahi de bouquins.

Je vous suggère de râfler la dizaine d'exemplaires du "Plafond" disponibles sur la Toile. Cela ne vous couterait que dans les 1000 euros. Ainsi serais-je battu… Et vous pourriez, paresseux pathologique comme tous les indigènes corses, en semer tout autour de votre piscine ou de votre plage privée, et même dans la cave où vous devez bien, la nuit, bricoler quelque machine infernale, tradition prisée sous vos latitudes.
Bien à vous
L. Watt-Owen

Luc-Antoine Marsily a dit…

Ni plage privée, ni machine infernale ! Pas de paresse pathologique, mais un goût certain - même si je vous tiens comme maître en la matière - pour l'otium !
Au fait, aimez-vous Moondog ? Oui, et je vous ferai tenir un petit bijou pour fêter notre reprise de dialogue...
Bien à vous.
LAM.

Murièle Modély a dit…

et pour les toulousains passant par là, sachez que le livre est en deux exemplaires dans le réseau des bibliothèques de Toulouse, l'un en consultation sur place (histoire de tester la persévérance du lecteur, l'autre empruntable - mais bon comme je vais l'emprunter dès lundi il faudra attendre un peu :)

k.role a dit…

Pardonnez-moi, mais je crois que pour écrire il ne faut pas être paresseux. Un livre c'est un projet qui demande une sacré volonté, non ? Je ne m'explique pas cette contradiction.

Luc-Antoine Marsily a dit…

Oh k.role, comme aurait dit le cher Chuck Berry, l'otium n'est pas la paresse ...C'est un pro qui vous le dit !

catherine a dit…

Le mot "projet" jette toujours un froid.