jeudi 1 juillet 2021

Ceronetti et Cioran


 





 

J'ai enfin acheté le dernier livre de feu Guido Ceronetti publié il y a déjà quelques temps de ce côté-ci des Alpes : Insectes sans frontières. L'ouvrage est impeccablement traduit, annoté et présenté par Samuel Brussell. Et publié avec sobriété et élégance par les éditions du Cerf. Cette effarante époque n'encourage guère ce genre d'initiative audacieuse. Bénissons-la donc bien sincèrement.

 L'ouvrage ressemble à de précédents fameux livres de Ceronetti : c'est une espèce de journal laconique, sans dates ni chronologie, en même temps qu'un recueil toujours surprenant de notes plus ou moins brèves. Le genre dont raffollent les lecteurs paresseux, exigeants et titilleurs dans mon genre pénible. On passe tout à trac d'Horace au cancer, de Schopenhauer aux Beatles, de Jack l'Éventreur à Pascal, des excréments au couscous raté, etc… On voit le genre : voilà un livre qui n'en a pas. Et en ces temps de terrorisme classificatoire, voilà qui soulage son lecteur.

Ce livre aurait donc tout pour me plaire. Hélas!

Ses acheteurs et ses lecteurs ne doivent pas être bézèfe. Alors si en plus ils râlent !… Et puis ce n'est pas sympathique pour la mémoire de l'auteur, discrètement disparu il y a quelques mois à un âge canonique.

Certes, comme les autres ouvrages de Ceronetti, il me fascine. Il aurait tout du bouquin idéal. Mais je dois bien avouer que sa lecture m'ennuie et souvent m'agace. C'était déjà le cas avec les précédents. On croit que l'on tient enfin un truc épatant, et au bout déjà de quelques pages on commence à regarder combien il en reste derrière. C'est fort mauvais signe. On se force et c'est de pire en pire. Etc… etc… Rien de tel ne survient quand on ouvre un Cioran, un Rosset, ou encore, plus récent et moins couru, un Inaki Uriarte. Ceronetti n'y est sans doute pour rien. Il ne cherche certes pas à séduire et à plaire. Il était plutôt du genre à martyriser un peu le lecteur égaré dans ses proses : mais je dois bien avouer que le plus souvent je ne comprends pas grand chose à ce qu'il dit, et que je dois m'y reprendre à plusieurs fois, pour pour ne faire que mine d'y piger quelque chose. Mais certes ce ne sont que les capacités limitées de ma jugeotte qui sont ici en cause. Ceronetti, lui, devait tout de même un peu savoir ce qu'il racontait ? Parfois cependant j'en doute un peu. Ce serait plutôt que certains auteurs sont abscons parce qu'ils comprennent trop, eux, ce qu'ils dégoisent. Cioran se méfiait pour lui même d'une telle attitude et se promettait de faire gaffe à l'avenir par des résolutions du genre : "Plus jamais de baratin génial !". Auxquelles il se tenait. On lui en est gré quand, par contraste, on lit la traduction de ses oeuvres roumaines, de jeunesse, souvent alambiquées, lyriques en diable, poétiques à outrance, dont il calma l'exaltation et les vapeurs en décidant d'écrire en français désormais. Brèfle… Revenons au vénéneux penseur italien, sans pour autant laisser-là son ami Cioran. Dont il est indissociable, du moins en France. Où on le qualifie fort abusivement de "Cioran italien". Ah ouais !???!!! Tiens donc !!! Il faut vraiment n'avoir lu ni Cioran ni Ceronetti pour affirmer de telles conneries. Ce n'est pas grave pour Cioran, qu'on ne risque pas, lui, de qualifier de "Ceronetti italien", tant l'ami Guido est loin de pouvoir soutenir l'écrasante et humiliante comparaison. Ceronetti, le "Cioran" italien ???!!!! Voilà qui n'est pas à son avantage. Autant Cioran est toujours d'une limpidité effarante, autant Ceronetti pédale dans la semoule et sa prose alambiquée réclame pour la lire de s'y reprendre à plusieurs fois pour y piger un peu quelque chose. C'est en tout cas mon piteux mais  honorable et honnête aveu. 

 Le couscous des Cioran

Je ne parle pas de semoule pour rien. Mais parce que, tout de même, une des rares choses que je pige parfaitement dans cet ouvrage, c'est la vengeance posthume et un peu dégueulasse de Ceronetti dans le dos des cadavres de Cioran et de sa compagne Simone Boué. On trouve toute une page où il évoque ce couple qui l'aida souvent, l'aima pendant quinze ans et lui fit l'honneur de sa table. Sur un ton d'absolu faux-cul et d'écoeurant traitre posthume, y mêlant en outre, le mettant de son côté, feu ce bon vieux Ionesco (qui n'a rien demandé, et qu'il écornifle, en ami bien-sûr admiratif !, le traitant de poivrot et de bigot !), Ceronetti, évoque un repas dans la minuscule mansarde des Cioran, où, dans un étouffant bordel de papiers, il aurait dû se forcer hypocritement, pour leur faire plaisir, à ingurgiter "un exécrable et immangeable" couscous mal cuisiné par Simone Boué. Quand on sait le délirant fanatisme vegan de Ceronetti, on comprend son calvaire. Ce végétarien névrotique était par ailleurs fasciné par la décomposition et les excréments, la morve, le pus, les infections et les bubons bien mûrs, ce qui témoigne d'un goût raffiné et susceptible sur le chapitre de la cuisson de la semoule, des pois-chiches et des carottes. Sans doute eût il préféré un couscous où la semoule fût remplacée par des crottes de souris faisandées sinon même de la Mort aux rats. 

On comprend qu'il en ait voulu à Cioran. Celui-ci lui avait fait l'honneur de préfacer la traduction par ici de son Silence du corps. Ces pages extraordinaires étaient à l'origine lettre comique à son éditeur Gallimard, et furent reprises plus tard dans ses fameux Exercices d'admiration. Elles lancèrent et assurèrent la renommée de Ceronetti.On comprend donc qu'il en ait voulu à Cioran. "Les gens se vengent des services qu'on leur rend" disait Céline.

Mais Ceronetti ne dût pas apprécier non plus le ton et le contenu de cette préface cruelle et fort drôle. En véritable ami, Cioran l'écornifle sans ménagement et croque sans pitié sa cocasse silhouette et il raille ses relations grotesques et un tantinet incestueuses avec une espèce de Lolita gothique, sorte d'anticipation de l'abominable Amélie Nothomb. Il raconte comment il les espionna en les suivant sur son propre terrain de chasse au Jardin du Luxembourg, se cachant derrière des arbres, tendant ses grandes oreilles pointues de Hobbit pour se régaler de leurs échanges verbaux.

Ceronetti dût encore moins goûter que le couscous amical raté, cet exercice d'admiration, inoubliable, signé d'un des plus grands écrivains du monde, qui ne l'avait pas loupé. L'aigreur de son ressentiment est mal fardée en hommage amical, fraternel et reconnaissant. Je la digère mal, sinon pas du tout cette page sur le couscous. Et de fait j'en rajoute quelques louches.

L'iconographie de Ceronetti est elle aussi cruelle. La scoliose du papy, la mâchoire prognathe, le béret ou le képi, la cape volante, la dégaine étudiée du ringard misanthrope nerveux et ricanant, de l'érudit méprisant, sont éloquentes du personnage qu'il joue comme du personnage volontairement excessif qu'il était. En ouvrant ses livres on a l'impression qu'ils sentent l'urine et les pieds sales. 

En outre je lui trouve de faux airs à la fois de Michel Onfray, Woody Allen et Django Edwards, mais tous centenaires (c'est méchant pour Allen et Edwards, vrais burlesques, eux.)

Enfin, une dernière comparaison qui n'est pas à l'avantage de Ceronetti, et que je n'ai jamais vue mentionnée. Celle avec son impressionnant et jouissif contemporain Piero Camporesi, auteur de haute volée, styliste aux livres inoubliables, érudit et lecteur impressionnant, auteur entre autres chefs-d'oeuvre de La Chair impassible, que Ceronetti dût sans doute ignorer avec la suffisance de l'envieux.

Malgré cette espèce de râclée vengeresse, je ne regrette absolument pas l'acquisition de ce Insectes sans frontières. On achète certains livres pour ne pas les lire, et pour rien au monde on ne s'en séparerait. Il en va ainsi, dans ma bibliothèque, de tous les ouvrages de Guido Ceronetti. En revanche j'élimine sans vergogne les bouquins que j'ai honte d'avoir achetés et lus, d'auteurs qui se sont révélés, tout de suite ou bien plus tard, de pénibles phraseurs et vaniteux frimeurs. Ils ne méritent pas, eux, que je donne leurs noms.

 L. Watt-Owen

Guido Ceronetti 

Insectes sans frontières

traduit et présenté par Samuel Brussell

Éditions du Cerf

Piero Camporesi


 






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