mardi 24 septembre 2024

Une heure vec Roland Barthes, me too…

 

En 1975, âgé de 18 ans, et alors fervent lecteur de Roland Barthes, je buvais un café aux Deux Magots lorsqu'il entra et s'installa à peu de tables de moi, juste en face. Nous étions les deux seuls clients. Bien-sûr, subjugué, je me mis à l'observer en douce. Il écrivait, minutieusement. Pour le jeune bouseux du Bugey que j'étais, cette apparition était miraculeuse. Souvent il relevait la tête, rallumait son cigare castriste et me fixait longuement, pour trouver l'inspiration. J'en étais aussi troublé que très fier. Soudain il se leva, pour aller, en se dandinant, aux toilettes. L'occasion était trop bonne : j'en ai profité pour aller jeter un œil furtif à ce qu'il pouvait bien écrire, que je lui inspirai. Il faisait des mots flèchés. 

Je m'empressai, tout de même un peu couillon, de retourner à ma table car il revenait déjà. À mon tour j'ouvris mon calepin et  me mis à écrire en le fixant pour trouver l'inspiration. Puis laissant mon carnet bien ouvert je suis à mon tour descendu aux toilettes, escomptant qu'il viendrai lire ma prose éloquente : "Merde à l'enculé qui lit ça !".

Las ! Il m'avait suivi et se débraguetta devant moi. Je suis remonté quatre à quatre, et j'ai foutu le camp. Depuis une librairie proche (Le Divan sans doute), j'ai guetté sa sortie, au bout d'un quart d'heure il apparut enfin et se vissa un béret basque de bouseux sur le crâne et s'engagea dans la rue Bonaparte. Je le pris en filature. Il marchait comme une vieille femme et de plus en plus vite, bientôt il courait presque, les genoux cagneux en dedans. Je me rapprochais. Il avait aperçu mon gros Opinel de paysan, que je brandissais en faisant du cinéma, comme mon sosie d'alors, carrure, dégaine, tarin et tignasse, le rigolard et inquiétant Depardieu des Valseuses. Je gueulais, plausible : "je vais te la couper moi !" Époumoné et écarlate, le légendaire  Roland Barthes stoppa, se tint les côtes en se penchant trop. Son béret basque tomba sur le trottoir merdique, comme une bouse. En s'accroupissant pour le ramasser il lâcha un long pet sonore et dans ce puant philactère il ajouta avec la même voix que Philippe Noiret : "Je n'en puis plus ! Faites de moi ce que vous voulez jeune homme !…" . J'eus pitié de lui : j'ai ramassé le béret, lui ai remis à la diable sur la tête et allais lui botter le cul pour l'éloigner sanitairement lorsque je j'ai cru entendre qu'il me disait merci d'avance. Je me suis donc abstenu de cette mansuétude. On comprendra qu'il me fut difficile dès lors de prendre au sérieux le fameux Roland Barthes.

L. W.-O. 

BONUS VIDEO

UNE JOURNÉE AVEC ROLAND BARTHES AU QUARTIER LATIN

© archives INA

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