(On trouvera en fin de billet moultes autres cadeaux rossettiens)
On me demande ce que je peux bien faire, ce que je deviens, pourquoi je fournis la vitrine de ce blog avec une telle irrégularité, si quelque chose ne tourne pas rond, si par hasard je ne serais pas mort, ou si je ne me foutrais pas un peu sinon beaucoup de la gueule du monde etc… Voilà bien des questions, que je trouve fort indiscrètes même quand je me les pose moi-même, ayant disparu de mes propres radars et auxquelles je suis aussi réticent qu'incapable de répondre. Moins on en sait, et "moi" le premier, sur mon compte, mieux je me porte n'est-ce pas !
La supposition ci-dessus la moins sympathique en apparence s'avère en fait la plus juste et répond presque à ma place puisqu'elle dit en une formule lapidaire et éloquente ce que je ne pourrais dire qu'en toujours trop de mots, comme chaque fois qu'il s'agit d'évoquer sinon le réel, indicible, lui, mais du moins un semblant de réalité et se fendre d'une réponse sans tricher — très certainement donc, oui : je me fous de la gueule du monde.
Je pourrais me contenter de dire, comme Clément Rosset (citant son père) : "À chaque jour suffit sa joie." À quoi j'ajouterai, pour confirmer cet adage : "car les emmerdements ne manquent pas, leur nombre et leur nature s'aggravant de jour en jour, ce qui somme toute est assez banal et ne mérite guère qu'on s'en lamente publiquement plus qu'un autre." Autrement dit, pour reprendre une autre formule fameuse de Clément Rosset : "Soyez heureux ! Tout va mal !".
Dans le même registre, c'est franchement hilare que son ami Cioran lançait à la cantonade son légendaire "Tout est foutu !" — "mot" que, parmi les amis de Cioran, seuls sans doute Clément Rosset, Samuel Beckett, Henri Michaux et Paul Valet savaient goûter sans faire la grimace, gagnés d'avance à la contagion de son hilarité. Les fâcheux et les faux amis de Cioran, eux, ne riaient que jaune, ce qui sans doute augmentait encore son hilarité. Puisque la période des abominables vœux du Nouvel An approche, on pourra tester avec la famille, avec les prétendus amis, ou au boulot, l’effet garanti de ces formules magiques, en en faisant cette année celles de ses vœux : à tout coup on fera ainsi du vide autour de soi, ce qui s'avèrera un bienfait et une augmentation de confort, autrement dit ce que l'on peut espérer de mieux pour l'année à venir.
N'étant moi-même pas plus chien que ces deux compères aussi lucides que réjouissants, je répondrai quand même aux curieux de mon sort, en faisant deux ou trois confidences.
Nos abstentions révèlent de nous un portrait plus certain que celui, en trompe l'œil ou caricatural, que s'ingénie à donner, pour la galerie, la comédie de nos faits et gestes.
Je n'ai pas plus fêté Noël que je n'ai observé le Ramadan, participé à la primaire de la Droite, risqué l'éparpillement "façon puzzle" sur les abominables Marchés de Noël, couru les commerces pour des cadeaux, foncé faire du ski, voté pour Miss France…
Ne fréquentant aucune famille (pas plus la mienne que celle des autres) je ne me suis attablé nulle part ailleurs que dans ma tanière et n'ai vu de dindes que blablatantes dans des émissions de télé et en guise de bûches me suis contenté de celles débitées par Thomas Bernhard dans Des arbres à abattre (où l'on trouve aussi beaucoup de dindes bavardes et mal cuites),
De même, en lecteur averti de La Chute dans le temps, je ne risque pas de fêter le Jour de l’An. Je ne goûte les joies de la Nuit de la Saint-Sylvestre qu’en lisant le conte d’Hoffmann, Aventures de la Nuit de la Saint-Sylvestreou son remake schmidtien. Voilà deux relectures de saison qui garantissent un réveillon singulier loin de la vulgarité des hordes festives, dont on se gardera des décibels terroristes en écoutant par exemple du Mozart au casque et en sirotant du Chateau Châlon, ce qui serait une manière de trinquer à distance avec Hoffmann, Clément Rosset et Cioran.
Comme il s'agit de la plus longue nuit de l'année, j'ajoute ci-dessous de quoi oublier (sans avoir besoin de se suicider ou de les exterminer ou de mettre la télé et se gaver d'antidépresseurs) les cons, leurs fêtes à neuneu, leur boucan, leurs mirlitons, leurs pétards, leur décompte à l'unisson, leurs embrassades monstrueuses, leur Danse des Canards, en passant des heures et des heures sans se lasser avec Clément Rosset, sinon en personne, du moins dans des vidéos burlesques et des entretiens relevant du stand up le plus cruel. Voilà qui prouve de facto qu'"à chaque jour suffit sa joie." Même le pire de l'année.
Et on dira encore après ça que je me fous de la gueule du monde.
L. W.-O.
DU CLÉMENT ROSSET TOMBÉ DU CIEL !
Faute de neige, c'est du Clément Rosset, presque à la tonne, qui vient de tomber du ciel à Noël. Enfin ! ENFIN !!!!!!!!!!!! Un inconnu (qui est peut-être, allez savoir !, le dénommé Santiago Espinosa, traducteur et ami de Clément Rosset, et webmaster de son cocasse site "officiel" ?) a ouvert primo sur YouTube une "chaine" consacrée aux "Archives Clément Rosset", sur laquelle il a commencé à donner moultes videos rares, deuzio sur MixCloud son équivalent pour la matière uniquement sonore ou radiophonique. Voilà des années que j'attendais un tel miracle. Gloire et gratitude à celui a eu cette initiative délectable.
Puisque ces mises en ligne sont proposées pour être partagées et diffusées et que l'on ne sera pas nombreux à en faire la publicité, je ne me gêne pas pour en pirater ici quelques-unes. J'avais déjà fourni ce blog depuis des années avec toutes celles que je trouvais. Me voici désormais soulagé par ces deux magasins cybernétiques bourrés de matériel garantissant des heures et des heures de réjouissances. Je ne saurais trop conseiller de télécharger toutes ces raretés. On ne sait jamais.
L. W.-O.
Clément Rosset invité par Christine Goémé pour À Voix nue, sur France-Culture, en 1994.
Clément Rosset / Le temps de vivre
Clément Rosset interviewé chez lui par Camille Tassel. (J'avais déjà, il y a quelques années piraté sur ce blog toutes les videos de cet entretien épatant, puisque sauf la première, elles avaient disparu de la Toile. Mieux vaut le voir ici dans sa totalité et non pas saucissonné.)
Clément Rosset en 1998 à propos de l'idiotie, extrait du fameux documentaire de Jean-Pierre Limosin consacré à Thomas Bernhard dans la série Un siècle d'écrivains (que curieusement l'on ne trouve pas en ligne dans sa totalité)
Clément Rosset invité par François Noudelman pour "Autrement Philosophes"
BONUS : les 29 billets consacrés à Clément Rosset sur La Main de Singe
"Ah ceux-là, ils n'ont que la gueule de bonne !" : voilà ce que je marmonne quand j'éteins mon MacBook ou referme le journal, comme ma mémé de la montagne quand elle coupait la télé ou réussissait à mettre enfin dehors des fâcheux baratineurs. Il semblerait que cette expression soit une exclusivité de ma montagne à vaches, car je n'en trouve nulle trace sur la Toile. Elle ne dit pas autre chose que ce qu'écrivait Clément Rosset dans un de ses morceaux de bravoure les plus irréfutables : " (La sottise) reçoit et émet un nombre infini de messages. La sottise est de nature interventionniste : elle ne consiste pas à mal ou ne pas déchiffrer, mais à continuellement émettre. Elle parle, elle n'a de cesse d'en "rajouter". " J'observe que cette citation de Clément Rosset est une des plus copiées-collées en ligne sur les réseaux dits sociaux par les "Que-la-gueule-de-bonne", qui, le plus sérieusement du monde, s'en réclament et l'applaudissent. Si les "Que-la-gueule-de-bonne" lisaient vraiment Clément Rosset ils ne s'épancheraient pas à gros bouillon sur la Toile. On reconnait d'ailleurs un lecteur sérieux de Clément Rosset à ce qu'il n'est nullement un tel "Que-la-gueule-de-bonne".
Je viens d'enfin retrouver dans mon bordel deux courriers que m'avait adressés Julien Gracq en 1991 et 1992. Deux "bristols" couverts, des deux côtés, de sa minuscule écriture noire. Je me maudissais de les avoir égarés depuis cette époque et avais fait une croix dessus. Déterminé cette fois à ne plus les perdre, voilà que je ne sais pas où les mettre en sûreté. En attendant de trouver mieux, je les ai aimantés sur la porte de mon frigo entre deux dessins de petites gamines adorables.
Tout le monde n'a pas eu la remuante surprise de trouver dans sa boîte-aux-lettres des courriers de lecteur de Julien Gracq. Mais je n'ai pas trop la tête qui enfle : je sais que ce gentleman distant mais courtois était le contraire d'un mufle et que, pointilleux sur le chapitre de la politesse, il se faisait un point d'honneur d'envoyer de tels mots aux contemporains qu'il avait lus et de répondre à tous ses interlocuteurs. Je suis donc loin d'être le seul à avoir reçu un beau jour une de ces petites enveloppes, que l'on n'ose ouvrir qu'une fois bien assis, essayant de se persuader qu'on a bel et bien déchiffré notre propre nom et notre propre adresse dans les pattes-de-mouches du recto et son nom et son adresse mythique de Saint-Florent au verso.
Pour ma part je ne lui avais jamais écrit, et la surprise de ses courriers fut donc énorme, et même déstabilisante. D'abord je crus à une farce. Puis je dûs admettre que c'était ma foi vrai. Et qu'il n'y avait rien d'étonnant à cela : nous avions un ami commun, Jean-Louis Leutrat, qui avait lu mon petit bouquin et, dans la foulée, accepté de faire partie du comité de rédaction de la revue La Main de singe, que je lançais. Le regretté Jean-Louis Leutrat, qui a disparu il y a peu d'années, s'imposait alors comme l'un des plus fins lecteurs, connaisseurs et admirateurs de Julien Gracq. Il avait notamment dirigé, en 1972, le Cahier de l'Herne qui lui était consacré. Et Julien Gracq avait préfacé son admirable livre sur Nosferatu, coédité par les Cahiers du Cinéma et Gallimard, fleur qu'il ne fit pas à grand monde !
Vraiment troublé néanmoins par l'attention de Gracq envers mon bouquin, je n'eus pas le courage de lui répondre et préférai passer pour un malotru et un petit con à ses yeux, plutôt que d'entreprendre grotesquement quelque chose comme une correspondance avec cet homme qui, aux miens, incarnait le dernier grand écrivain vivant.
Malgré mon silence, il m'envoya quelques temps plus tard un chèque incroyablement généreux en zéros pour un abonnement de soutien à La Main de singe, que, bien-sûr, je n'ai jamais porté à la banque pour l'encaisser, nouvelle muflerie de l'admirateur envers son idole. Son abonnement de soutien n'était pas non plus tout à fait une surprise : son éditeur à l'enseigne José Corti, l'épatant Bertrand Fillaudeau, me fit plusieurs fois l'honneur et la confiance de me confier pour ma revue des bonnes feuilles d'auteurs qu'il allait publier, auxquels je consacrais des dossiers copieux, entre autres Julian Rios et Hans Henny Jahnn (dans l'admirable traduction au long cours d'Huguette et René Raddrizani).
C'est le hasard qui me mit pour la première fois sous les yeux un texte de Julien Gracq, au début des années 60, je venais tout juste d'apprendre à lire comme ils disent. C'était dans le numéro 1 de la revue Réalités secrètes, dont on recevait, chez nous, l'abonnement ou le service de presse. En jeune cul-terreux élevé dans une pauvre ferme de montagne à vaches, je fus très intrigué par le titre de ces quelques pages : "La Terre habitable". Tout le travail de mes grands-parents paysans consistait effectivement à rendre ce bout de terre habitable, et ils y réussissaient puisque nous y vivions comme dans une espèce de paradis privé : l'enfer commençait dès que je m'aventurais sur la terre des autres.
J'essayais de déchiffrer cette prose qui me semblait du vénusien mais cette lecture impossible fut néanmoins une leçon forte et inoubliable, puisqu'elle m'anime encore : un précédent lecteur, poète pique-assiette qui squattait chez nous, avait, au stylo-bille rouge, raturé, gribouillé, corrigé, commenté et même noté méchamment le texte de Julien Gracq comme un vulgaire devoir de cancre !
Ces enluminures méprisantes m'apparurent comme un outrage méprisable. Je découvrais dans ces ratures, notes et remarques et le délire de leur graphie rageuse comment se matérialisait l'expression de la connerie, du manque de goût et de la haine. Par endroit la bille du stylo avait poignardé l'ouvrage profondément, qui semblait saigner tant l'autre abruti avait fait couler d'encre rouge. Un vaniteux va-de-la-gueule, hirsute poète d'avant-garde qui puait des pieds, s'était permis de saloper les pages d'un autre. Aux exclamations dans la marge, je devinais sans peine que ce crétin se permettait de juger avec grandiloquence un auteur qui ne lui avait strictement rien fait et pour qui je pris illico fait et cause.
Ces corrections n'étaient pas signées certes, mais je reconnaissais l'écriture délirante et le Bic rouge du coupable : il n'écrivait qu'avec lui, et une fois où je m'étais aventuré à lui demander pourquoi il se servait exclusivement de cet article d'épicerie, il m'avait répondu en le brandissant qu'il fallait, quand on était un poète de haut rang, écrire avec son sang. Ce qui, malgré mon jeune âge, m'avait tout de même semblé un tantinet grandiloquent. Car en plus je savais qu'il était très douillet : quand il s'écorchait aux barbelés ou se faisait le moindre bobo, il pâlissait et tombait dans les pommes, ne supportant pas la vue de son propre sang.
J'entrepris de venger ce Julien Gracq. Un matin, pendant que l'autre abruti cuvait son vin et son joint, je lui ai volé son gros carnet graisseux, où il notait ce que lui dictait son inspiration. Je l'ai trempé dans une flaque de purin mais cela ne délavait pas l'écriture au stylo-à-bille. Comme la mémé dans la cuisine venait d'égorger une volaille et l'avait vidée de son sang dans une casserole, j'ai trempé dedans le calepin et j'ai bien touillé. Rouge sur rouge, l'écriture devenait quasi illisible. Tant que j'y étais je suis allé l'enfoncer dans la montagne de colombins de nos cabinets au coin du fumier.
Puis je suis retourné le glisser, dégoulinant et poisseux, puant, couvert de mouches bourdonnantes dans la poche de l'autre qui ronflait encore. J'imaginais la gueule qu'il tirerait au réveil en constatant que sa littérature de plumitif avait été corrigée au sang de vraie volaille. Je me suis caché pour assister à la scène, mais notre chien, qui m'avait suivi, alléché par le sang frais et la merde, profita lui aussi du coma éthylique du poète, lui déroba le carnet et s'acharna dessus de toutes ses canines et griffes, faisant un tel raffût que l'autre se réveilla enfin, mais pour constater les dégats. Le chien n'avait dévoré que la couverture, en cuir chic, mais avait recraché tout le papier en charpies sanguinolentes. L'autre con l'aurait tué, s'il n'en avait eu si peur. Cela aussi fut instructif : un pisse-copie était donc aussi un mouille-cul.
L. W. -O.
CIORAN À PROPOS DE GRACQ…
Ces deux contemporains furent chacun lecteur de l'autre. À défaut de se fréquenter. Ils ne se croisèrent que sur le tard. À plusieurs reprises, Cioran cite Gracq. Deux exemples parmi d'autres, tirés de ses Cahiers :
"Je lis un livre assez astucieux et très méchant de Gracq. Il y attaque Cocteau et des gens de cet acabit, morts dès leur vivant.. À quoi bon dépenser tant de verve en pure perte ?
Je pense à mon article sur Valéry, si injuste, si inutilement agressif et ricanant. J'ai un véritable remords de l'avoir écrit. C'est un aboiement de roquet. Quelle honte ! "
"Le portrait de Marguerite Jamois dans Lettrines de Julien Gracq est un chef-d'œuvre. Elle avait joué avec beaucoup d'éclat le rôle de Maya(ndlr : personnage de prostituée dans une pièce à succès de Simon Gantillon, en 1924) — : "Et ce rôle, comme il arrive exceptionnellement, l'avait accomplie et physiquement épanouie — non pas comme Jeanne d'Arc pour Ludmilla Pitoeff, mais comme j'ai vu, pendant la guerre, l'étoile jaune donner soudain port, noblesse, et je ne sais quel feu ensocrcelant à certaines juives."
… ET GRACQ À PROPOS DE CIORAN
Lettre de Gracq à un correspondant inconnu, où il évoque Cioran cliquer pour mieux lire en grand
"J'ai connu un peu Cioran dans ses dernières années;
il m'intéresse toujours."
Julien Gracq
"On écrit d’abord parce que d’autres avant vous ont écrit…"
"Écrivain : quelqu'un qui croit sentir que quelque chose, par moments, demande à acquérir par son entremise le genre d'existence que donne le langage. Genre d'existence dont le public est le vérificateur capricieux, intermittent, et peu sûr, et l'auteur le seul garant fiable. Le public est un réseau qu'on peut toujours court-circuiter sans que rien d'essentiel au phénomène littéraire s'annule : le voyant-témoin qui s'allume dans la cervelle de l'auteur est nécéssaire et suffisant. Le courant qui passe au fil de la plume ne va vers personne ; il faudrait en finir une bonne fois avec l'image égarante des "chers lecteurs" levés à l'horizon de l'écritoire et de l'écrivain, ainsi qu'à celui d'un orateur public la foule dans laquelle il transvase la liqueur enivrante. La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l'intermédiaire des mots, rien de plus : le public n'est admis à cet acte d'autosatisfaction qu'au titre de voyeur, et généralement contre espèces — et c'est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant. "
"Pourquoi écrit-on ? La vieille et perfide question queLittératureavait rajeunie au lendemain de la première guerre mondiale n’a toujours pas reçu sa réponse. Il n’est pas sûr , loin de là, qu’elle n’en comporte qu’une seule, il n’est pas sûr non plus que les motivations d’un écrivain ne varient pas tout au long de sa carrière. Quand j’ai commencé à écrire, il me semble que ce que je cherchais, c’était à matérialiser l’espace, la profondeur d’une certaine effervescence imaginative débordante, un peu comme on crie dans l’obscurité d’une caverne pour en mesurer les dimensions d’après l’écho. Le temps vient sans doute sur le tard où on ne cherche plus guère dans l’écriture qu’une vérification de pouvoirs, par laquelle on lutte pied à pied avec le déclin physiologique. Dans l’intervalle, entre l’excès et la pénurie de l’afflux à ordonner, il me semble parfois que s’étend une zone indécise, ou l’habitude, qui peut créer un état de besoin, le goût défensif de donner forme et fixité à quelques images élues qui vont inévitablement s’étiolant, le ressentiment contre le vague mouvant et informe du film intérieur s’entrelacent inextricablement. Il arrive que l’écrivain ait envie tout simplement d’ "écrire" et il arrive aussi qu’il ait envie tout bonnement de communiquer quelque chose : une remarque, une sensation, une expérience à laquelle il entend plier les mots, car les rapports ambigus et alternatifs de l’écrivain avec la langue sont à peu pres ceux qu’on a avec une servante-maîtresse, et sont non moins qu’eux, de bout en bout, hypocritement exploiteurs.
Pourquoi se refuser à admettre qu’écrire se rattache rarement à une impulsion pleinement autonome ? On écrit d’abord parce que d’autres avant vous ont écrit, ensuite, parce qu’on a déjà commence à écrire : c’est pour le premier qui s’avisa de cet exercice que la question réellement se poserait : ce qui revient à dire qu’elle n’a fondamentalement pas de sens. Dans cette affaire, le mimétisme spontané compte beaucoup : pas d’écrivains sans insertion dans une chaîne d’écrivains ininterrompue. Apres l’école, qui émaille l’apprenti-écrivain dans cette chaîne, et le fait glisser déjà d’autorité sur le rail de la rédaction, c’est plutôt le fait de cesser d’écrire qui mérite d’intriguer.
La dramatisation de l’acte d’écrire, qui nous est devenue spontanée et comme une seconde nature, est un legs du dix-neuvième siècle. Ni le dix-septième, ni, encore moins, le dix-huitième ne l’ont connue ; un drame tel que Chatterton y serait resté incompréhensible ; personne ne s’y est jamais réveillé un beau matin en se disant: " Je serai écrivain", comme on se dit : "Je serai prêtre". La nécessité progressive et naturelle de la communication, en même temps que l’apprentissage enivrant des résistances du langage, a chez tous précédé et éclipsé le culte du signe d’élection, dont le préalable marque avec précision l’avènement du romantisme. Nul n’a jamais employé avant lui cet étrange futur intransitif qui seul érige vraiment, et abusivement, le travail de la plume en énigme : j’écrirai.)"
"(…) Julien Gracq n’a jamais joué le jeu du cirque littéraire ni brigué les prétendus honneurs de la profession. C’est ainsi, il faut de l’espace à cet amateur de boomerang. Je l’imagine sur les quais de Seine, regardant tournoyer le sien autour de la coupole de l’Institut tandis qu’au-dessous de celle-ci les académiciens meurent un à un dans l’espoir de lui léguer un fauteuil dont il ne veut pas puisque, s’agissant de cette vénérable assemblée, « (...) il n’y a aucune raison d’être contre – il suffit d’être, bien entendu, dehors. On peut s’amuser de la parade de la relève à Buckingham Palace sans vouloir pour autant s’engager dans les Horse Guards » (Lettrines). Puis la fine hélice du boomerang le ramène à sa contrée d’origine, sur les bords de Loire.(…)"
Astuce : on conseille, pour visionner avec joie et profit la mirifique et foisonnante video ci-dessus, de l'agrandir en plein écran, et aussi de se munir d'une grosse loupe pour se focaliser sur le moindre détail.
"Le monde est vraiment incurable — sa sotte rage de tout concevoir et aménager de travers va finir par faire culbuter la Planète — Cette race est vraiment ratée, sauf quelques beaux culs admirables, des éclairs de Paradis terrestre — chez l'enfant, l'animal. Le reste est vraiment à vomir tout pour tout ! "
« Le terrible moment de n’avoir plus rien à quoi penser » Eliot l’a dit, soucieux de la dent Que le néant consent Seul le néant comme unique dent
Ah ! se laisser effacer par le vent Sirocco
Par le vent, seul concento
Par la Mousson glaciale, par la bise,
Par la Tramontane, qui rend fou
Habillé du seul vent
Par le Simoun violent
Où la reine flotte contre le vent."
***
" Moi, qui perds la vie chaque nuit Et l'horreur d'être moi me décapite Je veux apprendre de ce qui ressuscite De cette débauche sacrée et de féerie Sauver mon sang de la soif du loup De l'ongle et du croc ensanglanté Par ce monde inique et fatigué Où fleurit comme une lune la dent."
***
"La grande comédie du monde
La grande tragédie de l’homme
Qui meurt à chaque heure, silencieux comme le vent
Qui se cherche dans les chats qui miaulent contre la fleur
Dans le sombre jardin de l'asile, trad. par François Michel Durazzo, éd. du Noroît, 1994.
Territoire de la peur, éd. bilingue, trad. par Stéphane Chaumet, éd. L'oreille du loup, 2011.
Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes, trad. par Victor Martinez et Cédric Demangeot, éd. Fissile, 2013 [contient les recueils complets Aigle contre l'homme, Poèmes pour un suicidement, Bonne nouvelle du désastre, Danse de la mort, Schizophréniques, et une anthologie de textes des années 80].
Poèmes, traduits et présentés par Victor Martinez, dans Po&sie (2014).
Alcools, traduit par Cédric Demangeot, Editions Fissile, 2014.
Ainsi fut fondée Carnaby Street, traduit par Aurelio Diaz Ronda et Victor Martinez, Toulouse, Editions Le grand os, 2015.
Mon cerveau est une rose (essais), traduit par Victor Martinez, Toulouse, Editions Fissile, 2016 [contient une grande partie des essais Avertissement aux civilisés, Mon cerveau est une rose, Mathématique démente]
Conjurations contre la vie, traduit par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, Editions Fissile, 2016 [contient les recueils de poèmes complets Poèmes de la folie, L'homme éléphant, La schize et non le signifiant, Vers schizophréniques, Ombre, Golem, Ma langue tue, Ecrire comme cracher, Pages d'excrément ou douleur sans douleur, Conjurations contre la vie, Sphère, Réflexion].
"Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d'une corniche battue par les vents, qui croyez vous qu'il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l'un de l'autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais."
" Dans ma famille, les animaux domestiques n'étaient ni des chiens, ni des chats, ni des oiseaux; dans ma famille, les animaux domestiques, c'étaient les pauvres. Chacune de mes tantes avait le sien, personnel et intransmissible, qui venait chez mes grands-parents, une fois par semaine, chercher, avec un sourire reconnaissant, sa ration de vêtements et de nourriture.
Outre qu'ils étaient incontestablement pauvres (si possible pieds nus, pour pouvoir être chaussés par leurs maîtres; si possible en haillons, pour pouvoir porter de vieilles chemises qui échappaient ainsi à leur destin naturel de chiffons; si possibles malades, afin de recevoir un tube d'aspirine), les pauvres devaient avoir d'autres caractéristiques indispensables : aller à la messe, faire baptiser leurs enfants, ne pas boire, et, surtout, demeurer orgueilleusement fidèles à celle de mes tantes à qui ils appartenaient. Je crois revoir un homme couvert de somptueuses guenilles, ressemblant à Tolstoï y compris dans la barbe, répondre, outré et superbe, à une de mes cousines distraites qui nsistait pour lui offrir un pull dont aucun de nous ne voulait :
— Je ne suis pas votre pauvre; je suis le pauvre de Mademoiselle Teresinha.
Le pluriel de "pauvre" n'était pas "pauvres". Le pluriel de "pauvre", c'était "ces gens-là". (…) "
Antonio Lobo Antunes, extrait de Nos pauvres,
traduction de Michèle Giudicelli
chronique parue dans
La Main de singe
N° 11 / 12
1994
Rappel : plusieurs volumes des Chroniques d'Antonio Lobo Antunes
comme la plupart de ses livres . C'est aux éditions Métaillé que l'on doit ses premières traductions françaises, avec Le Cul de Judas et Fado Alexandrino
"(...) Il faut écrire contre les écrivains qu'on aime : "maintenant je vais détruire Balzac, maintenant je vais détruire Dickens". Il faut écrire contre eux tout en les respectant, tout en les aimant. Parce que c'est si difficile d'écrire. C'est si difficile que je ne comprends pas qu'il y ait tant de gens qui écrivent. J'ai commencé à écrire parce que j'étais malade, je n'avais plus de femme, j'étais seul. Et puis ça devient un vice et la vie n'a plus de sens sans ça. Et ton cercle d'amis diminue parce que de plus en plus de gens commencent à ne plus t'intéresser ou s'intéressent à des choses qui ne t'intéressent pas.(…)"
(Entretien in Matricule des anges N°153, mai 2014)
"(…) Écrire, pas vraiment des romans : des visions, les habiter comme un rêve dont la texture est notre propre chair, dont les yeux, tels ceux des aveugles, comprennent le mouvement, les odeurs, les bruits, l'essence souterraine du silence. Tout est absurde et grotesque, sauf la révolution implacable qui conduit au pur noyau de la terre, et tout cela se trouve, à chaque pas, dans ce que nous jetons, dans ce que nous abandonnons, dans ce qui ne nous intéresse plus.(…)"
"(…) Les artistes qui m'intéressent sont ceux qui me font comprendre de façon intelligente et moi-même et le monde, ceux qui, comme le conseillait Jules Verne, me font savoir qu'il me faut prendre des leçons d'abîme. Et me prêtent des ailes comme d'autres louent des bateaux pour aller faire des promenades sur le fleuve.(…)"
Livre de chroniques
"(…)Je suis médecin je suis médecin je suis médecin, j'ai trente ans, deux filles, je suis revenu de la guerre, je me suis acheté une voiture bon marché il y a deux mois, j'écris des poèmes et des romans que je ne publie jamais, j'ai mal à une dent de sagesse du haut et je vais être psychiatre, comprendre les gens, déchiffrer leur désespoir et leur angoisse, les tranquilliser grâce à mon sourire de prêtre laïque manipulant les hosties des comprimés en des eucharisties chimiques, je vais finalement être une personne respectable penchée sur un bloc d'ordonnances.(…)"
Connaissance de l'enfer
"(…) La tristesse après le dîner remplaçait les mots croisés du journal, et j'occupais le temps à remplir les petits carrés blancs avec des élucubrations compliquées qui oscillaient entre une forte idiotie et une profondeur vulgaire, qui sont d'ailleurs les limites dans lesquelles se condense la pensée lusitanienne.(…)"
"(…) Je voudrais vous demander de ne pas sortir d'ici, de m'accompagner, de rester avec moi, couchée, en attendant non pas seulement le matin, mais la nuit prochaine, et l'autre nuit;et la nuit suivante, parce que l'isolement et la solitude s'enroulent autour de mes tripes, de mon estomac, de mes bras, de ma gorge, et m'empêchent de bouger et de parler, et me transforment en un végétal écœuré, incapable d'un cri ou d'un geste, qui attend le sommeil qui n'arrive pas.(…)"
"(…) Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs, au lieu de causer l'un avec l'autre dans cet angle du bar, peut-être me ferais-je davantage à votre silence, à vos mains posées sur le verre, à vos yeux de colin vitreux flottant quelque part sur ma calvitie ou sur mon nombril, peut-être pourrions-nous nous entendre dans une complicité de trompes inquiètes reniflant de concert sur le ciment des regrets d'insectes inexistants, peut-être nous unirions-nous, sous le couvert de l'obscurité, en coïts aussi tristes que les nuits de Lisbonne.(…)"
"(…) La nuit surgit trop vite sous les Tropiques, après un crépuscule fugace et inintéressant comme le baiser d'un couple divorcé par consentement mutuel.(…)"
Le Cul de Judas
vidéos ci-dessous :
" UN LIVRE DOIT ÊTRE UNE JOIE…"
Antonio Lobo Antunes à la rencontre de ses lecteurs,