Je retrouve par hasard, marque-page dans Un enfant de Thomas Bernhard, cette photo oubliée, où l'on peut me voir assis à la table du Nouvel An, le 1er Janvier 1967, dans la ferme de mes grands-parents, où j'ai été élevé. Ce cliché donne une image bien sinistre de cette ferme pleine de vie qui allait bientôt être pleine de mort.
On remarque que je ne suis pas assis sur une chaise mais sur une chaise-longue redressée, à toile flottante vermillon, qu'on ne dépliait jamais sans se pincer un doigt ou se planter des échardes. Les chaises, il n'y en avait jamais assez pour les repas de fête, la famille étant plus que nombreuse. L'aîné, le plus grand, devait se sacrifier.
J'arborais alors de grandes oreilles décollées, si grandes et si décollées que des tas de gens miséricordieux qui passaient à la ferme m'en plaignaient à haute-voix et disaient à mon grand-père que peut-être je devrais me faire opérer. Les pédagogues en revanche y virent une aubaine : nul ne s'est fait tirer les oreilles autant que moi, qui portait une espèce de bonnet d'âne naturel, bien pratique à empoigner à la volée. Le port d'une casquette ou d'un bonnet aggravait le phénomène et me donnait vraiment la dégaine péquenote de l'Idiot du village, du Pue-la-bouse.
Je me félicite d'avoir échappé aux lames du chirurgien. Nul besoin de me faire recoller ces appendices sur l'accessoire d'Hamlet : ma tête enfla vite, en raison sans doute de mes lectures boulimiques et trop riches, mais les oreilles, elles, gardèrent leurs dimensions et, par contraste, semblèrent miraculeusement se rapetisser. Gamin j'entendais les gens dire : "il serait joli sans ces oreilles", désormais c'était l'inverse.
Cette tête affreuse n'a cessé durant des décennies d'enfler, et par l'effet spécial du contraste mes oreilles n'ont cessé de diminuer, de s'affiner. J'ai désormais les plus belles oreilles du monde, mais la gueule la plus inadmissible, au point de promettre l'assassinat à quiconque s'aviserait de me tirer le portrait.
L.W.-O.
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