Mon grand-père Léon Belin la première fois que je l'ai vu, peu après ma naissance, en août 1957. ©L. Watt-Owen |
On m'a dit que je fais une drôle de tête quand je lis Schopenhauer ou pense à lui. Je me suis aussitôt demandé quelle tête, lui, il ferait si il me surprenait en train de le lire. Et quelle tête je ferais à mon tour si je le surprenais en train de me surprendre en train de le lire. Quant à la tête que je ferais si je le surprenais en train de me lire, elle est la plus inimaginable.
Schopenhauer me parle comme personne, à part mon grand-père Léon Belin. Ce pauvre vieux paysan bourguignon né au 19ème siècle, mort en 1981, eût été le lecteur idéal de Schopenhauer. Il fut l'autodidacte total. La culture de cet incollable était impressionnante : il ne fréquenta l'école publique que quelques semaines avant d'être placé à neuf ans comme valet de ferme. Il apprit tout tout seul, dans son coin. Les gens disaient qu'il avait tout lu. C'était loin d'être le cas, certes, mais il en imposait comme si ce l'était. Et dans son coin de Morvan, sinon des dizaines de kilomètres à la ronde, nul n'était plus affûté en jugeotte comme en style. On le redoutait à juste titre.
J'ai suivi la même voie et me suis toujours montré rebelle et sourd à toute pédagogie. La mise en pratique de mon goût de l'isolement farouche m'a semblé la chose la plus naturelle — d'autant que j'y ai été aidé par mon aversion instinctive pour toute grégarité, que je tiens de ce grand-père à qui personne ne s'avisait de taper dans le dos (sauf moi, qui prenait aussitôt un coup de sabot dans le cul). Et puis je constate que je n'ai rien eu à faire pour que l'on me foute la paix : peu s'aventurent à me fréquenter et encore moins y parviennent. J'ai dû admettre, ma modestie dût-elle en souffrir, que l'on me redoutait et que j'indisposais et je donne raison à tous ces mouille-cul : ils en sont bien avisés. "Y'en a qui ont essayé… Ils ont eu des problèmes" comme disait, sans savoir qu'il citait Schopenhauer, le premier de la classe Macron (lequel n'est pas si cultivé que le prétend la légende, malgré le fait que sa Brigitte de femme lui lit du Grégoire Delacourt et du Amélie Nothomb et du Angot le soir à l'Élysée pour l'endormir).
Je ne peux pas lire Schopenhauer sans penser à cet élégant lanceur de vacheries qu'était le père de ma mère : lui aussi n'épargnait personne et pire que se contrefoutre de ne pas se faire que des amis il s'en réjouissait. À chaque fois que je lis Schopenhauer, je crois l'entendre. La cruauté de ses traits laconiques, aussi imparables qu'irréfutables, faisait mal et leur leçon était inoubliable. Il ne vous loupait pas. Même ses silences étaient redoutables.
Enfant et adolescent je fus une de ses têtes de turc, mais les souvenirs de ces râclées verbales électrisantes me sont plus précieux et instructifs et profitables que les démonstrations d'affection dont il fut du reste si avare que je ne m'en souviens d'aucune.
C'est de lui que je tiens le plus.
Outre de son briquet "Tempête", de son goût pour le tabac Scarferlati de marque Bergerac orange roulé dans du Job n°38bis non-gommé dit incombustible, ou encore de sa vieille radio Ducretet-Thomson de 1939, j'ai hérité de son caractère et de son tempérament. Lorsqu'après sa mort je me suis mis à lire Schopenhauer, j'eus à la fois la sensation de le retrouver et de le lire pour lui, par procuration.
Nous sommes donc trois quand je lis Schopenhauer. Trois misanthropes solitaires qui se comprennent à mi-mot. Schopenhauer et mon grand-père n'ont aucune indulgence envers moi et ne me font nullement la fleur de m'épargner plus que qui que ce soit d'autre. Je les observe et les écoute sans trop me vexer : ils sont comme ces deux lascars, les légendaires Ho-Ho, qu'évoque Clément Rosset : "deux demi-Dieux chinois toujours ensemble, l'un racontant à l'autre qui s'en plie les côtes, les dernières bévues des hommes dues à leur sottise. C'est dans cet esprit Ho-Ho qu'on peut rire des catastrophes qui arrivent à l'humanité et qui dans neuf cas sur dix ne sont pas dûes à la fatalité mais à la bêtise des hommes."
L. W.-O.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire