jeudi 19 décembre 2024

L'Ami de Sam

 


Je fus invité vers 1998 à boire l'apéro chez X, qui se faisait passer pour avoir été plus qu'un ami de Samuel Beckett parmi tant d'autres mais carrément l'Ami de Beckett, l'Ami de Sam comme il disait, de fait le seul vrai, en tout cas l'ultime. Il ne vous parlait que de cela. L'Ami de Sam sortait de ses poches des lettres de Sam et vous en lisait à voix haute des passages, il vous brandissait des selfies au polaroïd où le très vieux Sam étreignait l'Ami de Sam ou bisouillait le museau de l'Ami de Sam ou lisait attentivement un des bouquins de l'Ami de Sam. Il vous montrait aussi religieusement que furtivement ("Pas touche !") des éditions originales de Sam dédicacées "À mon ami" par Sam). L'Ami de Sam vous regardait à travers les authentiques lunettes noires de Sam, ses dernières, celles qu'il portait quand il ferma une dernière fois les yeux racontait l'Ami de Sam avec des larmes qui embuaient ces saintes lunettes. L'ami de Sam ne les quittait jamais, il dormait avec, il mourrait avec, il serait enterré avec. Il n'écrivait plus qu'avec le dernier stylo de Sam, qu'il avait raflé à la maison de retraite le jour même de la mort de Sam, comme les lunettes et l'ultime Kleenex défroissé et encadré où de la sainte morve s'était écaillée et brillait encore. Pour accompagner l'apéro (toujours un simple et beckettien verre (sale) d'eau du robinet) il vous offrait des cigarettes russes comme il en apportait à chaque visite à Sam à la résidence Tiers Temps, bien pratique biscuit dans lequel Sam glissait son cigarillo pour le fumer en douce, astuce que l'Ami de Sam lui avait montrée. L'Ami de Sam vous narrait comme des épopées les lentes et vacillantes promenades titubées avec Sam : il tenait fermement mais affectueusement le fragile bras de Sam en arpentant avec lui à pas comptés la maigre pelouse du Tiers Temps, que Sam aimait appeler La Bande de Gaza, trait d'esprit que lui avait chuchoté l'Ami de Sam.

L'Ami de Sam interrompit soudain la narration de ses émouvants souvenirs beckettiens  pour me demander un "petit service" : ne pourrais-je pas lui avancer quelques coupures pas trop petites, avec l'assurance, garantie par l'amitité, qu'il me les rendrait avec intérets dans pas trop de jours, car ces temps son train de vie pourtant modeste était un peu gêné aux entournures par un manque de liquidités ? 

Je répondis négativement par un éloquent pivotement du menton. L'Ami de Sam me fit comprendre qu'il ne me considérait plus comme l'ami de l'Ami de Sam et que je pouvais disposer tel un larbin congédié. Avant d'obtempérer avec soulagement, je lui ai montré la dizaine de petits cadres alignés au mur dans lesquels palpitaient des grosses coupures. Ça, ce trésor de guerre m'expliqua l'Ami de Sam, il ne pouvait y toucher. Tous ces beaux billets lui avaient été offerts par Sam dont la générosité légendaire n'était pas une légende. Chaque fois qu'il avait demandé un peu d'aide à Sam, Sam s'était toujours montré spontanément généreux. Et l'Ami de Sam était un peu désolé que tant d'inconnus aient bénéfiié de cette générosité. Il était tout de même un peu normal qu'un vrai ami de Sam comme l'Ami de Sam profite aussi de sa bonté. 

L. W.-O.

mercredi 27 novembre 2024

Cioran in vivo, images rares

 





"Je dois désormais me contenter du rôle honteux de survivant."

Cioran , Manie épistolaire.

Je suis tombé par hasard sur ces deux vidéos rares, sans doute récemment mises en ligne, où l'on peut suivre et écouter Cioran in vivo, tel quel, sans fioritures ni tralala, ni cinéma, timide et poli, attentif, gêné et généreux. L'indiscrétion de ces petits films tournés sans son avis nous fait voyeurs, mais bon, ils sont tout à son honneur, et puis combien de traces nous restent de cet homme exceptionnel ?

L.W.-O.

 


mercredi 13 novembre 2024

Rue de la Mouche



Faute de pouvoir mettre mieux en ligne aujourd'hui, je retombe sur ce poème improvisé sur ce blog le premier juillet 2015, quasi dix ans !!!! que j'avais complètement oublié, comme les rares qui l'ont peut-être lu jadis.
Je n'ai pas changé de mode de vie, sauf que je ne fume plus que des cigarettes imaginaires. Et le buffle de cuir noir, descendant de celui de Lao Tseu, a fini par crever sous ma lourde flemme. Et j'ai déguerpi de la sinistre Rue de la Mouche, transhumant vers une vertigineuse tanière inexpugnable, avec un  nerveux troupeau de dix mille bouquins à la queue leu leu.

Le Yéti de la rue de La Mouche
s'est levé
comme tous les jours
avant tout le monde
bien avant l'aube 
pour la voir venir
et profiter un peu
de la ville vide
et silencieuse


Il ouvre grand la fenêtre
sur la zône Seveso
Il salue la lune
et sa bonne étoile
et Louis-Ferdinand Céline
mort un premier juillet
(le Yéti de la rue de La Mouche
avait déjà 4 ans !)

Le Yéti de la rue de La Mouche
pompe alternativement
du tabac Caporal
et de l'oxygène
avant que la canicule n'enfle 
à l'unisson de la résurrection
des zombies,
de leur boucan terroriste
et de leur grouillement étouffant,
de leur puanteur vomitive,
de leur rayonnante bêtise écrasante


Le Yéti de la rue de La Mouche
attrape et relis
Portions from a wine-stained notebook
"The language of man's writing
comes from where he lives and how."

Le Yéti de la rue de La Mouche
sirote de l'arabica bouillant
et de l'eau glacée

Le Yéti de la rue de La Mouche
invoque les dieux,
qu'ils pourrissent un peu aujourd'hui
la vie de quelques mufles
et autres fâcheux

Il taille un crayon neuf
jusqu'à ce qu'il n'en reste
rien qu'un tas de pelures
qui sent bon le cèdre
et le graphite
et branche le ventilo
qui disperse tout

Le Yéti de la rue de La Mouche
poursuit une mouche
avec son gros couteau

Il croque un méchant
biscuit de chien portugais

Le Yéti de la rue de La Mouche 
engage 
une tranche de jambon rose
dans le rouleau noir
de son Olivetti verte

Il se dit qu'il est temps
d'attaquer la première
de ses trois siestes

et à l'heure où les zombies
se réveillent
le Yéti de la rue de La Mouche
va s'allonger
sous l'oranger et le citronnier
en PVC
sur le dos du buffle noir
qui lui sert de divan

Il met très fort
Bordello Queen d'Isobel Campbell
pour dorloter son cafard
et s'endort
comme un bienheureux
L.W.-O.

dimanche 13 octobre 2024

Moi et mes oreilles




Je retrouve par hasard, marque-page dans Un enfant de Thomas Bernhard, cette photo oubliée, où l'on peut me voir assis à la table du Nouvel An, le 1er Janvier 1967, dans la ferme de mes grands-parents, où j'ai été élevé. Ce cliché donne une image bien sinistre de cette ferme pleine de vie qui allait bientôt être pleine de mort.
On remarque que je ne suis pas assis sur une chaise mais sur une chaise-longue redressée, à toile flottante vermillon, qu'on ne dépliait jamais sans se pincer un doigt ou se planter des échardes. Les chaises, il n'y en avait jamais assez pour les repas de fête, la famille étant plus que nombreuse. L'aîné, le plus grand, devait se sacrifier. 
J'arborais alors de grandes oreilles décollées, si grandes et si décollées que des tas de gens miséricordieux qui passaient à la ferme m'en plaignaient à haute-voix et disaient à mon grand-père que peut-être je devrais me faire opérer. Les pédagogues en revanche y virent une aubaine : nul ne s'est fait tirer les oreilles autant que moi, qui portait une espèce de bonnet d'âne naturel, bien pratique à empoigner à la volée. Le port d'une casquette ou d'un bonnet aggravait le phénomène et me donnait vraiment la dégaine péquenote de l'Idiot du village, du Pue-la-bouse. 
Je me félicite d'avoir échappé aux lames du chirurgien. Nul besoin de me faire recoller ces appendices sur l'accessoire d'Hamlet : ma tête enfla vite, en raison sans doute de mes lectures boulimiques et trop riches, mais les oreilles, elles, gardèrent leurs dimensions et, par contraste, semblèrent miraculeusement se rapetisser. Gamin j'entendais les gens dire : "il serait joli sans ces oreilles", désormais c'était l'inverse.
Cette tête affreuse n'a cessé durant des décennies d'enfler, et par l'effet spécial du contraste mes oreilles n'ont cessé de diminuer, de s'affiner. J'ai désormais les plus belles oreilles du monde, mais la gueule la plus inadmissible, au point de promettre l'assassinat à quiconque s'aviserait de me tirer le portrait.
L.W.-O.

mardi 1 octobre 2024

Chez l'Autre

 


 

Cet été, j'ai pratiqué mon tourisme préféré : le littéraire. Avant de traquer Cioran, Céline, Beckett et Manchette à Dieppe, puis Flaubert à Rouen et Croisset, j'ai commencé mes expéditions à Charleville, locataire verni, une trop longue semaine, d'un bel appartement sur la Place Ducale.  Au musée consacré à la gloire locale, un peu égaré, titubant et tâtonnant bigleux dans l'obscurité stupide de la scénographie, je fus rejoint par une guide perruquée en orange Trump, au maquillage gothique noir et vert et aux yeux lentillés à la Marylin Manson, qui me tapota sur l'épaule et me demanda avec une voix comme trafiquée à l'auto-tune mais naturelle : "Alors ? il est perdu le petit monsieur ? Il a besoin d'aide ?" En reculant d'un bond je remarquai que sa jambe gauche était velue comme celle d'un chimpanzé, et la droite artificielle, trop rose et trop nue. 

Coaché par cette Walking Dead, je ne me suis guère attardé devant la solide valise de l'Autre, ses couverts de fer blanc, sa timbale cabossée, sa montre toujours tictaquante, son dentier en bois, ses couvertures miteuses, ses lettres illisibles, ses photos trop connues, son buste de jeune merdeux à tête de Tintin, ses citations murales gigantesques ou  illisibles et le parcours flèché me ramena vite dehors sur le quai où je n'eus qu'à traverser la rue pour aller visiter l'appartement où toute son enfance l'intenable poète s'est fait, pourtant premier de la classe, gueuler dessus par la Mother. 

Il fallut grimper de raides et grinçants escaliers spiralés. Que de sport pour le Walking Dead que je suis aussi ! Catatonique comme momifiée, sosie de Macron mais coiffée comme sa Brigitte, une gardienne plongée dans un Amélie Nothomb ne s'aperçut même pas de ma présence et je pus déambuler comme chez moi dans cette cambuse quasi vide de tout mobilier et aussi poussiéreuse et cradingue que le Pavillon de Flaubert. 


Dans la chambre que j'ai supposée être celle du Phénomène, j'ai poussé le culot touristique jusqu'à m'allonger par terre et simuler une sieste. Elle ne dura pas. Quelque chose s'était introduit dans mon falzard et remontait à vive allure jusqu'à mes sensibles organes uro-génitaux. Il fallut me remettre debout et baisser le froc : bientôt je pinçai, gigotante, une énorme blatte kafkaïenne, pourquoi pas la réincarnation du jeune emmerdeur bi-polaire ? j'épargnai la bête en la jetant par la fenêtre ouverte sur le quai et réorganisai mon froc et tout son saint frusquin. Amélie Nothomb fascinait toujours la Brigitte à tête de Boris Vian mais sans lever les yeux elle demanda :"Tout se passe bien pour le petit monsieur ?". 


La visite fantastique fut abrégée pour aller se payer une Chouffe revigorante Place Ducale avec dégustation d'un Carolo beau et vomitif comme une rigotte de chèvre sucrée. Ce tourisme propulsa le petit monsieur à carrure de bûcheron sur la longue rue piétonne, jusqu'à la librairie baptisée du même nom vendeur que la gloire locale.

 Je comptais y trouver la réédition récente, à l'identique, d'Une saison en enfer, que bien sûr je possédais déjà depuis sa parution, mais histoire d'en trimballer un double dans ma musette de survie. Las ! le rayon consacré  au poète légendaire se révéla le pire qui soit. Je fis la gueule. Une des tenancières s'approcha, moustachée de clous, gothique en diable, tatouée tout partout de morts vivants ricaneurs et de citations en lettres nazies gothiques de David Foenkinos, je formulai ma demande, et la bonne femme me rit au nez, parlant de moi à la troisième personne : "Non mais écoutez moi ça ! Mais il rêve le petit monsieur ! Et ça vaudrait 16 euros en plus ce fac similé !!!??! Non non, on n'a pas ça mon petit monsieur, ça n'existe pas !!!". 

Le petit monsieur traita la bonne femme de connasse. Et s'en alla boire une autre Chouffe et sur son Redmi Note commanda aussitôt, tel, parfaitement, que le fit imprimer l'Autre, pour 16 malheureux euros, le fac similé exact d'Une saison en Enfer, publié par un généreux collectionneur, sur cette URL, où, il doit rester quelques exemplaires à l'excellente librairie toulousaine Ombres Blanches, plus rimbaldienne que sa concurrente de Charleville :

https://www.ombres-blanches.fr/product/1806811/arthur-rimbaud-une-saison-en-enfer-fac-simile

On ne m'aura donc pas lu jusqu'au bout pour rien si l'on ignorait ce bon tuyau. 

Mais abrégeons cette carte postale. "Il ne faut pas trop parler de Rimbaud. Il faut le lire." Comme disait Thomas Bernhard.

L.W.-O.