vendredi 9 décembre 2011

Les Pentes fabuleuses

Les Phénomènes de la nature par L. Watt-Owen ©, avril 2007

Plusieurs éditeurs m'ont proposé ces dernières années de ressortir  Les Pentes fabuleuses, ce petit livre si ancien, qui avait déjà connu (sous un autre sobriquet)  plusieurs rééditions, depuis la première, en 1990, sous un autre titre. La dernière, en "poche", avait paru en 2003 . 
La récente faillite de l'éditeur est une aubaine : j'en ai récupéré le copyright. Ouf !
Comme il ne se passe pas de semaine, depuis toutes ces années, sans que de nouveaux lecteurs m'en causent, je me chargerai donc moi-même de le rééditer, dans quelques semaines, dans une version corrigée, augmentée et illustrée. On n'est jamais si bien servi que par soi-même. D'autant que, malgré un contrat, l'éditeur verni n'a pas cru devoir me verser un centime de droits sur cet ouvrage qui a tout de même eu un inattendu et bien chouette  petit succès et se classait "top vente" du copieux (et excellent) catalogue. Quand je vois qu'il continue, malgré la cessation d'activité de l'éditeur, à se vendre en neuf sur les librairies en ligne, je voudrais bien savoir dans quelles poches va le fric ! Autant que ce soit, enfin !, dans les miennes. Cette réédition attendra toutefois que, sur les mêmes sujets et dans les mêmes décors, on donne une monstrueuse dinguerie, qui paraîtra en feuilleton sur ce blog dès que j'en aurai assez sous le coude.
L. W.-O.


Ci-dessous, quelques extraits, décousus, des Pentes fabuleuses trouvés sur la Toile

" Beyriat, les années soixante.

À part ma vie furtive dans les arbres, je n'aurai jamais rien aimé autant que les moments magiques où la nuit se convertit en jour et le jour en nuit. Les bonnes aurores. Les soirs bordés d'or. Les deux bouts de la nuit, les deux bouts du jour.

 

Je guettais l'aube en douce au carreau de la chambre ou carrément grimpé sur le parapet de la fenêtre par le grand-père qui revenait spécialement de traire à l'écurie, me réveillait, délicat, et me faisait partager le spectacle incomparable des Alpes qui s'enflammaient, tandis que je buvais à pleines paumes le lait encore fumant tout juste trait dont il me montait un bol, que je croyais puisé à même les pentes brûlantes du Mont-Blanc, je ne regardais pas ce que j'avalais, je fixais la rouge gueule cinémascope des Alpes qui s'ouvrait comme la mienne, j'essayais de ne pas imaginer que le lait avait la même consistance que le sang craché là-bas par ma mère.
 

Je me recouchais un moment, sans me rendormir, avec en oreiller le livre que j'allais bientôt rouvrir dès les pieds sous la table. Je revotais fabuleusement, j'étais bien. Je n'existais pas encore. Je vivais. Tout simplement. Je me sentais vivre.
 

Je dévalais l'escalier d'un coup. Tonnerre des semelles ren­forcées.
 

Le plus clair comme le plus noir du temps, j'allais par du papier quand ce n'était pas par la belle nature, et même, la plupart de ce temps si clair et si noir, j'emportais ce papier par cette nature, c'était chaque matin la promesse d'un beau et bon matin que commençaient de broyer les paroles et les boucans humains, alors dès le réveil c'était vite ! vite ! Mon papier, et souvent, à peine le bol vidé, c'était dare-dare dehors, avec la musette pleine de papier fabuleux, de crayons magiques, de choses secrètes - je possédais même une petite machine à écrire de dans-le-temps, laquée de noir chinois, et une lunette astronomique, autre merveille dénichée à Hongkong, spécialement pour moi, par ma tante cosmopolite.

(…)

Je faisais semblant de lire, assis dans la cuisine. La porte est ouverte au matin comme le livre: je regarde pleuvoir sur le cerisier. Feuilles et fruits laqués. Du vrai vert, du vrai rouge, des éclats d'or. Le tronc, un torse de nègre en sueur élevant à bout de bras une danseuse baroque du carnaval de Rio, la femme-toucan. L'averse crépite sur les tôles et les capots. (Bouts de crayons et babioles dans la boîte remuée. La machine à écrire entendue toute la nuit. Galop d'ongles sur la vitre. Ou le bruit trop fort du feu dans les films.)
 
Le beau matin. Le beau et bon matin. Je suis du matin.
 
Il fait fou.
 
L'orage s'énerve. Ambiance mythologique des vignettes en couleur dans la Géographie : Les Phénomènes de la nature.
 
La femme-toucan a la danse de Saint-Guy, sa robe de plumes vertes se trémousse, se soulève, le nègre transpire mais tient bon. Plus elle danse plus les tambours s'excitent, plus les tambours s'excitent plus elle danse.
 
Toucan... boucan... bouquin (mon Toutankhamon)... eh mon con... tend ton quinquin et tend ton cou !... t'entends pas tout...
 
Je fais mine de lire, ou d'écrire, ou colorier. Je tue le temps dans des histoires qui n'en finissent pas ou dans de la couleur délayée d'ennui, ou par de l'écriture qui va n'importe où, prend toutes les formes, parce que je ne regarde pas vraiment ce que je lis ou trace, je regarde dehors en même temps.
 
Face à moi le fracas du matin, dont la porte de la cuisine, toujours ouverte, cadre la luminosité survoltée. Derrière moi le grondement sourd du feu qui couve dans la cuisinière. 

(…)

La haine de l'ennui, énorme. Le bonheur de la flemme. De quoi je me serais plaint ? C'était les beaux jours ou jamais et je le savais et j'en profitais. Les montagnes fantastiques, les forêts médiévales, la girandole des pentes, les prés, les champs volubiles, les blés, les cailloux, les vaches, le chien, la ferme, l'imprimerie, le tracteur, les tronçonneuses, les machines, les beaux outils, tout ce qu'on bouffe, boit, respire, renifle, aperçoit, ressent, mon bel état d'idiotie bienheureuse, la joie des cerises, des fraises et des patates, et du fromage par goinfrées, les ruisseaux où se tremper le cul, les tropiques dès les foins de juin, les pluies démentielles, le vert fabuleux des printemps, les automnes couleur de pain avec la brume comme de la mie, les neiges de ruée vers l'or, la complicité des bêtes, des légumes et des éléments, les rêves en technicolor, ma vie dans les arbres... les merveilles étaient encore tellement plus nombreuses que les démons. Je ne faisais pas de différence entre lire et regarder autour de moi, je passais insensiblement de l'un à l'autre. En bout de ligne ou de page, mes yeux continuaient dans le décor, je déchiffrais mon Arthur Gordon Pym avec les mêmes yeux que je lisais la montagne gravée de cicatrices, une phrase de cailloux dans la cour, un nuage parmi le vaste ciel, un peu d'eau qui coule entre les herbes, une mécanique qui déconne, la lente mélancolie d'un bestiau, la pluie battant le carreau ou le feu tout juste allumé, encore si incertain et qui profitera de la moindre inattention pour ne plus prendre, je fixais chaque phrase comme l'incandescence rebelle du filament dans l'ampoule qu'on vient d'éteindre. Je lisais en plissant les yeux, comme lorsque je cherchais à ne plus voir que mes cils, quand je faisais semblant d'être mort, en trichant un peu et que, déjà, de peur d'y rester vraiment, les paupières tremblent, le masque du museau se tord en grimace lente, les quinquets piquent et pleurent deux gouttes qui brouillent le ciel à la renverse tandis que couve dans le chatouillis de la gorge l'imminente déflagration d'un rire phénoménal à en souffler les montagnes."

extrait de 
Les Pentes fabuleuses 






6 commentaires:

thoams a dit…

Un putain de grand livre !

kwarkito a dit…

Je ne connaissais pas ce livre, ces quelques extraits sont tout à fit éblouissants

usagedujour a dit…

Je paierai pour le lire...

Le Marquis de l'Orée a dit…

J'ai payé, et ne le regrette pas. L'hommage aux betteraves est un des sommets de la littérature totale.

Dominique Hasselmann a dit…

Votre illustration, tout en haut, avec son jeu d'ombres et de soleil, donne envie de lire "Les Pentes fabuleuses" : sans doute s'agit-il des mêmes "phénomènes" sur lesquels vous devez nous entraîner...

Pensez BiBi a dit…

Pour sûr que ce qu'on appelle "l'Humour-BiBi" vient des mêmes terreaux.

Je crois même que ces deux lignes ("Mon amitié avec les betteraves.
Ma complicité émue avec les patates arrachées" (p.67)

...ont été des instants décisifs dans ma vie sur terre, d'une terre qui, alors, en fût toute retournée.