mardi 24 mai 2016

"Au fond chacun est responsable de sa propre ignorance…"



"Le "peuple" : son ignorance crasse ! C'est pour ça qu'on le roule si facilement. Chaque fois que j'entends un discours du Fürher, je ne peux m'empècher de penser à Agamemnon, Périclès, Alexandre, Kikero, Kaëzar, sans parler de Cromwell, Napoléon, et des héros de nos guerres de libération. Toujours la même rengaine : "Je suis au-dessus des partis !" Tous les mêmes ! En soi, ces retentissantes charlataneries m'amuseraient plutôt. Mais le "peuple" croit dur comme fer qu'on n'a encore jamais vu ça sous le soleil. Pas la moindre idée des conséquences prévisibles : au lieu de songer aux millions de pauvres types qui ont été couillonnés au cours des siècles et de botter le derrière à ces batteurs d'estrade ! Au fond chacun est responsable de sa propre ignorance et il n'y a pas lieu de s'apitoyer."

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune,
Traduction de Jean-Claude Hémery 
© Editions Christian Bourgois
Premier volet de la légendaire trilogie Nobodaddy's Kinder 
(qui compte aussi Brand's Haide et Miroirs Noirs), 
ces Scènes datent de 1953. 
Je précise la date quant au fragment piraté ci-dessus 
et son propos qui commente pile-poil 
la cocasse et puante actualité politique 
de cette cocasse et puante Europe.


Je m'envoie tous les jours du Arno Schmidt pour me doper, depuis les années 60 ! Les Scènes de la vie d'un faune, dans la traduction fabuleuse de Jean-Claude Hémery publiée héroiquement en 1962 par Maurice Nadeau, furent un de mes premiers livres : il ne me quittait pas et j'aurais tué qui se serait aventuré à me le chiper. L'ouvrage était venu tout seul, ô miracle !, à moi : on recevait à la baraque, en services de presse et autres abonnements de soutien, tout ce que publiait Maurice Nadeau aux Lettres Nouvelles. Je ne saurais dire combien de fois je les aies lues et relues. Je les reprends une fois de plus aujourd'hui. Les livres les plus forts, on a beau se dire qu'à force de les fréquenter on les connait par cœur, chaque nouvelle lecture se révèle une bouleversante et excitante "première fois", tant elle nous réserve un festival de surprises. 

Le lecteur attentif de Schmidt opine sans doute en tiquant : il sait d'expérience de quoi je parle et a bien raison de tiquer (chaque aficionado de Schmidt se considère à juste titre comme son lecteur idéal). Il tique aussi devant cet aveu de précocité, qui le prend de court : oui, non seulement je suis le lecteur idéal de Schmidt, mais aussi le plus rapide (et désormais l'un des plus anciens, mais des héroiques vétérans me précèdent, auxquels je tire mon chapeau : par exemple au grand Jean-Loup Trassard.) Tout le monde n'a effectivement pas appris à lire dans Schmidt ! Si un autre olibrius a connu la même aventure, qu'il se signale. On trinquera. 

Le lecteur attentif de Schmidt aura sans doute aussi, ces dernières semaines, de ce côté-ci de la ligne Siegfried, repéré deux informations schmidtiennes croquignolettes et qui font bondir à s'en assommer au plafond. J'y reviendrai donc une autre fois. Il n'y a pas urgence, puisque les aficionados (s'ils le sont vraiment) sont déjà au courant (la fracture de leur organe hamlétien en fait foi, avec ses bandages de momie). Quant aux non-aficionados et aux ignorants de Schmidt, ils s'en contrefoutent ! — tant pis ou tant mieux pour eux. 

L. W.-O.





1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Les livres les plus forts, on a beau se dire qu'à force de les fréquenter on les connait par cœur, chaque nouvelle lecture se révèle une bouleversante et excitante "première fois", tant elle nous réserve un festival de surprises." Oui et re-oui, cher L W-O. J'éprouve le même effet avec certains solos de jazz - Coltrane dans "My Favorite Things", par exemple. B. Fern