Entretien avec Antonio Lobo Antunes par Mediapart
" Dans ma famille, les animaux domestiques n'étaient ni des chiens, ni des chats, ni des oiseaux; dans ma famille, les animaux domestiques, c'étaient les pauvres. Chacune de mes tantes avait le sien, personnel et intransmissible, qui venait chez mes grands-parents, une fois par semaine, chercher, avec un sourire reconnaissant, sa ration de vêtements et de nourriture.
Outre qu'ils étaient incontestablement pauvres (si possible pieds nus, pour pouvoir être chaussés par leurs maîtres; si possible en haillons, pour pouvoir porter de vieilles chemises qui échappaient ainsi à leur destin naturel de chiffons; si possibles malades, afin de recevoir un tube d'aspirine), les pauvres devaient avoir d'autres caractéristiques indispensables : aller à la messe, faire baptiser leurs enfants, ne pas boire, et, surtout, demeurer orgueilleusement fidèles à celle de mes tantes à qui ils appartenaient. Je crois revoir un homme couvert de somptueuses guenilles, ressemblant à Tolstoï y compris dans la barbe, répondre, outré et superbe, à une de mes cousines distraites qui nsistait pour lui offrir un pull dont aucun de nous ne voulait :
— Je ne suis pas votre pauvre; je suis le pauvre de Mademoiselle Teresinha.
Le pluriel de "pauvre" n'était pas "pauvres". Le pluriel de "pauvre", c'était "ces gens-là". (…) "
Antonio Lobo Antunes, extrait de Nos pauvres,
traduction de Michèle Giudicelli
chronique parue dans
La Main de singe
N° 11 / 12
1994
Rappel : plusieurs volumes des Chroniques d'Antonio Lobo Antunes
ont été publiés par Christian Bourgois
comme la plupart de ses livres .
C'est aux éditions Métaillé que l'on doit ses premières traductions françaises,
avec Le Cul de Judas et Fado Alexandrino
C'est aux éditions Métaillé que l'on doit ses premières traductions françaises,
avec Le Cul de Judas et Fado Alexandrino
"(...) Il faut écrire contre les écrivains qu'on aime : "maintenant je vais détruire Balzac, maintenant je vais détruire Dickens". Il faut écrire contre eux tout en les respectant, tout en les aimant. Parce que c'est si difficile d'écrire. C'est si difficile que je ne comprends pas qu'il y ait tant de gens qui écrivent. J'ai commencé à écrire parce que j'étais malade, je n'avais plus de femme, j'étais seul. Et puis ça devient un vice et la vie n'a plus de sens sans ça. Et ton cercle d'amis diminue parce que de plus en plus de gens commencent à ne plus t'intéresser ou s'intéressent à des choses qui ne t'intéressent pas.(…)"
(Entretien in Matricule des anges N°153, mai 2014)
"(…) Écrire, pas vraiment des romans : des visions, les habiter comme un rêve dont la texture est notre propre chair, dont les yeux, tels ceux des aveugles, comprennent le mouvement, les odeurs, les bruits, l'essence souterraine du silence. Tout est absurde et grotesque, sauf la révolution implacable qui conduit au pur noyau de la terre, et tout cela se trouve, à chaque pas, dans ce que nous jetons, dans ce que nous abandonnons, dans ce qui ne nous intéresse plus.(…)"
"(…) Les artistes qui m'intéressent sont ceux qui me font comprendre de façon intelligente et moi-même et le monde, ceux qui, comme le conseillait Jules Verne, me font savoir qu'il me faut prendre des leçons d'abîme. Et me prêtent des ailes comme d'autres louent des bateaux pour aller faire des promenades sur le fleuve.(…)"
Livre de chroniques
"(…)Je suis médecin je suis médecin je suis médecin, j'ai trente ans, deux filles, je suis revenu de la guerre, je me suis acheté une voiture bon marché il y a deux mois, j'écris des poèmes et des romans que je ne publie jamais, j'ai mal à une dent de sagesse du haut et je vais être psychiatre, comprendre les gens, déchiffrer leur désespoir et leur angoisse, les tranquilliser grâce à mon sourire de prêtre laïque manipulant les hosties des comprimés en des eucharisties chimiques, je vais finalement être une personne respectable penchée sur un bloc d'ordonnances.(…)"
Connaissance de l'enfer
"(…) La tristesse après le dîner remplaçait les mots croisés du journal, et j'occupais le temps à remplir les petits carrés blancs avec des élucubrations compliquées qui oscillaient entre une forte idiotie et une profondeur vulgaire, qui sont d'ailleurs les limites dans lesquelles se condense la pensée lusitanienne.(…)"
"(…) Je voudrais vous demander de ne pas sortir d'ici, de m'accompagner, de rester avec moi, couchée, en attendant non pas seulement le matin, mais la nuit prochaine, et l'autre nuit;et la nuit suivante, parce que l'isolement et la solitude s'enroulent autour de mes tripes, de mon estomac, de mes bras, de ma gorge, et m'empêchent de bouger et de parler, et me transforment en un végétal écœuré, incapable d'un cri ou d'un geste, qui attend le sommeil qui n'arrive pas.(…)"
"(…) Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs, au lieu de causer l'un avec l'autre dans cet angle du bar, peut-être me ferais-je davantage à votre silence, à vos mains posées sur le verre, à vos yeux de colin vitreux flottant quelque part sur ma calvitie ou sur mon nombril, peut-être pourrions-nous nous entendre dans une complicité de trompes inquiètes reniflant de concert sur le ciment des regrets d'insectes inexistants, peut-être nous unirions-nous, sous le couvert de l'obscurité, en coïts aussi tristes que les nuits de Lisbonne.(…)"
"(…) La nuit surgit trop vite sous les Tropiques, après un crépuscule fugace et inintéressant comme le baiser d'un couple divorcé par consentement mutuel.(…)"
Le Cul de Judas
vidéos ci-dessous :
" UN LIVRE DOIT ÊTRE UNE JOIE…"
Antonio Lobo Antunes à la rencontre de ses lecteurs,
en 2008, MJC de Bobigny
par MC93Bobigny.