samedi 29 octobre 2016

"La nébuleuse de l'insomnie"




Entretien avec Antonio Lobo Antunes par Mediapart

" Dans ma famille, les animaux domestiques n'étaient ni des chiens, ni des chats, ni des oiseaux; dans ma famille, les animaux domestiques, c'étaient les pauvres. Chacune de mes tantes avait le sien, personnel et intransmissible, qui venait chez mes grands-parents, une fois par semaine, chercher, avec un sourire reconnaissant, sa ration de vêtements et de nourriture.

Outre qu'ils étaient incontestablement pauvres (si possible pieds nus, pour pouvoir être chaussés par leurs maîtres; si possible en haillons, pour pouvoir porter de vieilles chemises qui échappaient ainsi à leur destin naturel de chiffons; si possibles malades, afin de recevoir un tube d'aspirine), les pauvres devaient avoir d'autres caractéristiques indispensables : aller à la messe, faire baptiser leurs enfants, ne pas boire, et, surtout, demeurer orgueilleusement fidèles à celle de mes tantes à qui ils appartenaient. Je crois revoir un homme couvert de somptueuses guenilles, ressemblant à Tolstoï y compris dans la barbe, répondre, outré et superbe, à une de mes cousines distraites qui nsistait pour lui offrir un pull dont aucun de nous ne voulait : 
— Je ne suis pas votre pauvre; je suis le pauvre de Mademoiselle Teresinha.
Le pluriel de "pauvre" n'était pas "pauvres". Le pluriel de "pauvre", c'était "ces gens-là". (…) "

Antonio Lobo Antunes, extrait de Nos pauvres
traduction de Michèle Giudicelli 
chronique parue dans 
La Main de singe 
N° 11 / 12
1994
Rappel : plusieurs volumes des Chroniques d'Antonio Lobo Antunes 
ont été publiés par Christian Bourgois
comme la plupart de ses livres .
C'est aux éditions Métaillé que l'on doit ses premières traductions françaises, 
avec Le Cul de Judas et Fado Alexandrino

"(...) Il faut écrire contre les écrivains qu'on aime : "maintenant je vais détruire Balzac, maintenant je vais détruire Dickens". Il faut écrire contre eux tout en les respectant, tout en les aimant. Parce que c'est si difficile d'écrire. C'est si difficile que je ne comprends pas qu'il y ait tant de gens qui écrivent. J'ai commencé à écrire parce que j'étais malade, je n'avais plus de femme, j'étais seul. Et puis ça devient un vice et la vie n'a plus de sens sans ça. Et ton cercle d'amis diminue parce que de plus en plus de gens commencent à ne plus t'intéresser ou s'intéressent à des choses qui ne t'intéressent pas.(…)"

(Entretien in Matricule des anges N°153, mai 2014)

"(…) Écrire, pas vraiment des romans : des visions, les habiter comme un rêve dont la texture est notre propre chair, dont les yeux, tels ceux des aveugles, comprennent le mouvement, les odeurs, les bruits, l'essence souterraine du silence. Tout est absurde et grotesque, sauf la révolution implacable qui conduit au pur noyau de la terre, et tout cela se trouve, à chaque pas, dans ce que nous jetons, dans ce que nous abandonnons, dans ce qui ne nous intéresse plus.(…)"

"(…) Les artistes qui m'intéressent sont ceux qui me font comprendre de façon intelligente et moi-même et le monde, ceux qui, comme le conseillait Jules Verne, me font savoir qu'il me faut prendre des leçons d'abîme. Et me prêtent des ailes comme d'autres louent des bateaux pour aller faire des promenades sur le fleuve.(…)"

Livre de chroniques


"(…)Je suis médecin je suis médecin je suis médecin, j'ai trente ans, deux filles, je suis revenu de la guerre, je me suis acheté une voiture bon marché il y a deux mois, j'écris des poèmes et des romans que je ne publie jamais, j'ai mal à une dent de sagesse du haut et je vais être psychiatre, comprendre les gens, déchiffrer leur désespoir et leur angoisse, les tranquilliser grâce à mon sourire de prêtre laïque manipulant les hosties des comprimés en des eucharisties chimiques, je vais finalement être une personne respectable penchée sur un bloc d'ordonnances.(…)"
Connaissance de l'enfer

"(…) La tristesse après le dîner remplaçait les mots croisés du journal, et j'occupais le temps à remplir les petits carrés blancs avec des élucubrations compliquées qui oscillaient entre une forte idiotie et une profondeur vulgaire, qui sont d'ailleurs les limites dans lesquelles se condense la pensée lusitanienne.(…)"

"(…) Je voudrais vous demander de ne pas sortir d'ici, de m'accompagner, de rester avec moi, couchée, en attendant non pas seulement le matin, mais la nuit prochaine, et l'autre nuit;et la nuit suivante, parce que l'isolement et la solitude s'enroulent autour de mes tripes, de mon estomac, de mes bras, de ma gorge, et m'empêchent de bouger et de parler, et me transforment en un végétal écœuré, incapable d'un cri ou d'un geste, qui attend le sommeil qui n'arrive pas.(…)"

"(…) Si nous étions, Madame, par exemple, vous et moi, des tamanoirs, au lieu de causer l'un avec l'autre dans cet angle du bar, peut-être me ferais-je davantage à votre silence, à vos mains posées sur le verre, à vos yeux de colin vitreux flottant quelque part sur ma calvitie ou sur mon nombril, peut-être pourrions-nous nous entendre dans une complicité de trompes inquiètes reniflant de concert sur le ciment des regrets d'insectes inexistants, peut-être nous unirions-nous, sous le couvert de l'obscurité, en coïts aussi tristes que les nuits de Lisbonne.(…)"

"(…) La nuit surgit trop vite sous les Tropiques, après un crépuscule fugace et inintéressant comme le baiser d'un couple divorcé par consentement mutuel.(…)"
Le Cul de Judas



vidéos ci-dessous :
" UN LIVRE DOIT ÊTRE UNE JOIE…"
Antonio Lobo Antunes à la rencontre de ses lecteurs,
en 2008, MJC de Bobigny











lundi 24 octobre 2016

"Et puis merde"



"Assis au comptoir ils devisèrent de choses et d'autres, à bâtons rompus, suivant leur habitude. Ils parlaient, se taisaient, s'écoutaient, ne s'écoutaient plus, chacun à son gré, et suivant son rythme à soi. Il y avait des moments, des minutes entières, où Camier n'avait pas la force de porter son verre à sa bouche. Quant à Mercier, il était sujet à la même défaillance. Alors le plus fort donnait à boire au plus faible, en lui insérant entre les lèvres le bord de son verre. Des masses ténébreuses et comme en peluche se pressaient autour d'eux, de plus en plus serrées à mesure que l'heure avançait. Il ressortait néanmoins de cet entretien, entre autres choses, ce qui suit.
1. Il serait inutile, et même téméraire, d'aller plus loin, pour l'instant.
2. Ils n'avaient qu'à demander à Hélène de les loger pour la nuit.
3. Rien ne les empêcherait de se mettre en route le lendemain, à la première heure, et par n'importe quel temps.
4. Ils n'avaient pas de reproches à s'adresser.
5. Ce qu'ils cherchaient existait-il ?
6. Que cherchaient-ils ?
7. Rien ne pressait.
8. Tous leurs jugements relatifs à cette expédition étaient à revoir, à tête reposée.
9. Une seule chose comptait : partir.
10. Et puis merde."

Samuel Beckett, Mercier et Camier, Éditions de Minuit ©

vendredi 21 octobre 2016

"Cette main se révolte…"



" Les êtres qui ont vraiment été importants dans notre vie peuvent se compter sur les doigts d'une seule main, et, bien souvent, cette main se révolte contre la perversité que nous mettons à vouloir consacrer toute une main à compter ces êtres, là où, si nous sommes sincères, nous nous en tirerions probablement sans un seul doigt. "
Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein




mardi 18 octobre 2016

"On n'apprend pas à devenir vieux…"


Henri Calet, Peau d'ours


"Peau d'Ours de l'écrivain Henri Calet (1904-1956) rassemble les notes qu'il a prises les cinq dernières années de sa vie, en vue d'un roman qu'il n'eut pas le temps d'écrire et qui devait porter ce titre. Avant sa mise en forme pour sa publication posthume, "Peau d'Ours" se composait d'un amas de papiers de différente nature : un nombre important de petites feuilles de toutes dimensions, sur lesquelles l'écrivain avait noté ses réflexions et ses observations, des lettres, quelques articles, et enfin un relevé de ses agendas depuis la fin de l'année 1949.(…)"


Quelques fragments d'Henri Calet



"Un homme inanimé, étendu sur la chaussée, à côté de sa motocyclette... tel fut le premier spectacle que nous eûmes en pénétrant dans Bordeaux. Autour de la tête du blessé, s'étaient éparpillées les marguerites qu'il avait apportées de la campagne. Il y a des gens qui pensent à tout : ils se déplacent avec leurs fleurs et leurs couronnes. Par bonheur, il n'était pas mort." 
extrait de Poussières de la route

* * *

"Je m'aperçois que je me suis peu étendu jusqu'ici sur le paysage. C'est l'occasion de tâcher de m'expliquer, une fois pour toutes, sur mes rapports avec la nature, en général. Si je ne trouve jamais rien, ou à peu près, à en dire ni à lui dire, c'est sûrement pour les mêmes raisons profondes qui vous font demeurer coi dans l'intimité d'un être bien-aimé. On reste là, muet — comme un peu engourdi — mais bourré de sentiments intransmissibles et dans une pareille qualité de silence. C'est lorsqu'on se tait qu'on a le plus à dire."
extrait de Poussières de la route

* * *

" Je pense que j’ai eu tort de te faire venir en ce monde. Tu verras, ce n’est pas très drôle, quoi qu’on en dise. Te voilà, par ma faute, condamné à la peine de vie. Mais rassure-toi, ce n’est pas si long qu’il y paraît : tout a une fin." 
extrait de Monsieur Paul

*  *  *


"J’ai été bien malade, mon cher ami, je le suis encore. 
Mais, je commence à me lever un peu. 
En somme, je suis resté près de trois mois au lit. 
Maintenant, si tout va bien, je vais pouvoir me remettre à vivre tout doucement, avec une grande prudence… 
Nous en avons fini avec les plus intéressants chapitres. 
C’est autre chose qui commence : une histoire précaire, incertaine, un peu triste. 
On n’apprend pas à devenir vieux. 
Tout m’est interdit. 
Je ne peux plus que marcher à petits pas dans la vie. 
Je t’ennuie avec ces misères. 
Laissons cela. 
Je vais aller me coucher."
* * *

« C’est sur la peau de mon cœur que l’on trouverait des rides.

Je suis déjà un peu parti, absent.
Faites comme si je n’étais pas là.
Ma voix ne porte plus très loin.

Mourir sans savoir ce qu’est la mort, ni la vie.

Il faut se quitter déjà ?

Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes. 
»


extrait de Peau d'ours


"J'entends les exclamations des passants et leurs remarques miséricordieuses sur le pauvre type qui gigote encore spasmodiquement ; je sais par expérience, de quelle nature est la satisfaction qu'ils ressentent, au fond d'eux mêmes. Ils l'ont, ce coup-ci, échappé belle. La mort des uns redonne un peu de saveur à la vie des autres." 
extrait de Monsieur Paul

Henri Calet

dimanche 16 octobre 2016

Non mais ça va pas la tête !!!!!



"You — too — take Cobweb attitudes / Upon a plane of Gauze! "


J'aime me lever à trois heures du matin. Quoi faire, à part rien de rien, sinon lire, à cette heure où nul ne peut plus se jouer la moindre comédie ? L'heure idéale pour ouvrir un recueil d'Emily Dickinson. "Je ne connais qu'une vision de la poésie qui soit entièrement satisfaisante : c'est celle d'Emily Dickinson quand elle dit qu'en présence d'un vrai poème elle est saisie d'un tel froid qu'elle a l'impression qu'aucun feu ne pourra la réchauffer " disait Cioran, un de ses plus fervents lecteurs. 

Je garde toujours un volume de Dickinson à portée de main. Je l'ouvre au hasard au poème To hang our headEn le lisant d'un œil,  j'aperçois de l'autre ma sale bobine dans un miroir, le masque du tricheur est tombé et je ne me reconnais pas : qui est ce vieux barbu qui s'est pris la tête dans une toile d'araignée ? Tout cela n'était-il pas déjà dit dans le poème d'Emily ?


To hang our head — ostensibly —
And subsequent, to find
That such was not the posture
Of our immortal mind —

Affords the sly presumption
That in so dense a fuzz —
You — too — take Cobweb attitudes
Upon a plane of Gauze! 


Par curiosité, j'ai cherché une traduction de ce poème sur la toile. Autant le poème original jetait un froid, autant cette version délirante portait au fou rire. Cette incongruité aurait déridé et échauffé la glaçante Emily herself ! :

Ce penchement de nos têtes — ostentatoire —
Qui subséquemment, s'est trouvé
N'être pas la posture que devraient avoir
Nos pensées d'immortalité —
Permet la présomption cauteleuse que Toi
En ce duvet si condensé —
Prends — aussi — les attitudes que les Aragnes
Sur un plan de Gaze ont tissées! 

Non mais ça va pas la tête !!!!!


Je n'ai pas résisté ensuite à faire traduire la chose par le robot crétin de Google Traduction. Ce catastrophique charabia se révéla finalement moins consternant :

"Pour accrocher notre tête - ostensiblement -
Et la suite, pour trouver
Ce tel ne fut pas la posture
De notre esprit immortel -

Donne la présomption sly
Que, dans un si dense fuzz -
Vous - trop - de prendre des attitudes Cobweb
Sur un plan de Gauze!"


L. Watt-Owen

LIENS

Le site du Musée Emily Dickinson 
Le site du Amherst College
où j'emprunte les belles images de la galerie ci-dessous


GALERIE

Silhouette découpée & autres papiers d'Emily Dickinson

Astuce : pour voir ces images se déployer en très haute définition, 
il suffit de les "ouvrir dans une autre fenêtre"











Chambre d'Emily Dickinson

Je donne ci-dessous une éloquente capture d'écran, 
qui montre comment Emily Dickinson est si souvent prise au piège de la toile. 


vendredi 14 octobre 2016

"We are not amused !"





"L'ennui a des choses encore à nous dire" : cette phrase de Benjamin Fondane, lue par hasard tout gamin, m'avait suffisamment intrigué pour que je ne l'oublie jamais. Quand tout et tout le monde m'emmerdaient au plus haut point, je me la répétais comme un mantra. "We are not amused !" répondait sans ménagement Arno Schmidt à tous ceux qui l'incommodaient, détournant une formule fameuse de la Reine Victoria. C'est à l'aune de mon ennui que j'évalue depuis toujours mon degré de vitalité. Plus tout m'ennuie, plus je me sais vivant. C'est la vie qui parle en moi quand la comédie de l'existence ne me dit plus rien et que je ne peux plus écouter personne.
L. W.-O.


lundi 10 octobre 2016

Deux messages de désespoir






"J’aimerais terminer sur un message d’espoir. Je n’en ai pas. En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ?"
Woody Allen

dimanche 9 octobre 2016

Vacciné contre Debord

Guy Debord, sinistre sosie du sinistre Coluche

Des lecteurs anonymes de ce blog m'ont laissé des commentaires sur mon précédent billet, L'invasion des profanateurs de sépulture, à propos de Cioran, où ils comparent ses avanies posthumes à celles de Guy Debord. Un certain "Alex" me précise par exemple que l'"on pourrait dire la même chose de Guy Debord ! Les cadavres attirent, on le sait, les vautours." Je lui avais d'abord répondu dans le riquiqui espace des commentaires. Mais mieux vaut finalement le faire plus visiblement dans un billet.



Cher anonyme "Alex",

Merci de votre attention.
Quant à Guy Debord (que j'ai lu autrefois bien entendu, mais en me forçant énormément, pour voir), je l'ai en aversion depuis toujours : on m'en a bassiné dès les années 60. Gamin déjà, les Situs me semblaient les derniers des cons : un certain nombre ont squatté "chez nous" comme de grandes gueules pique-assiète sans vergogne et puant du bec, des pieds et du trou de balle. 
Sans doute Debord est-il lui aussi la proie des nécrophiles, mais il a tout fait pour, fabriquant d'avance sa légende posthume. Ce sinistre Debord m'a toujours semblé le sosie du sinistre Coluche : aussi grotesques et insupportables l'un que l'autre si l'on a un tantinet de jugeote, de sensibilité et d'humour. Je n'ai jamais pu les sentir l'un comme l'autre. Et quiconque les adule m'indispose au plus haut point.
Comment parvenez-vous à lire Cioran ET Debord ? 
Cela me semble aussi incompatible qu'aimer Bach ET Beethoven, ou Schopenhauer ET Marx, Buster Keaton ET Louis de Funes, Chet Baker ET Georges Jouvin, Sonny Boy Williamson ET Johnny Halliday etc… 
La lecture de Cioran vaccine définitivement son homme contre Debord et ses sbires.
Tout Situationniste fuit Cioran comme la peste.
Sur le charlatan Debord je vous renvoie au seul ouvrage indispensable : le cruel et réjouissant Contre Debord de Frédéric Schiffter (PUF). Sa statue "qui sonne creux" ne s'en relèvera jamais.
Si vous êtes grand lecteur de Cioran vous ne vous formaliserez pas pour la franchise de ma réponse.
Si vous me maudissez, c'est que vous n'êtes qu'un incurable adepte du gourou Debord et que vous avez autant d'humour qu'un adepte du gourou Coluche. 
Ce sera le grand test pour savoir de quel côté penche en réalité votre inimaginable tête d'anonyme.
Cordialement à vous,
Louis Watt-Owen



samedi 8 octobre 2016

L'invasion des profanateurs de sépulture



"Ah les cons !"





"On a prétendu que "s'accepter soi-même" était indispensable si on voulait produire, "créer". Le contraire est vrai. C'est parce qu'on ne s'accepte pas qu'on se met à œuvrer, qu'on se penche sur les autres et, avant tout, sur soi, pour savoir qui est cet inconnu rencontré à chaque pas, qui refuse de décliner son identité et dont on ne se débarrasse qu'en s'en prenant à ses secrets, qu'en les violant et les profanant."

Cioran, Écartèlement

Les crétins qui ont célébré la mort de Cioran ("Déjà 20 ans!" clament-ils) ne méritent qu'une chose : que l'on crache sur leur prétendue existence et rigole avec mépris de leur certitude d'être, eux, paraît-il, bien vivants ! Ce que cet anniversaire a révèlé en tout cas, c'est que sa prétendue disparition arrange tout le monde. Tant de gens désormais citent Cioran, s'en réclament, ou le dégomment, le commentent, s'en servent d'argument commercial, de caution, ou de repoussoir, etc… : jamais on n'aura autant parlé de Cioran qu'aujourd'hui, et pas seulement en France. Jamais, sans doute, aura-t-il été si mal lu. Il ne fut pas à une telle fête avant 1995. Quand il passait chez son éditeur réclamer un état de ses ventes, nul ne l'y reconnaissait et le vigile le raccompagnait sans ménagement à la sortie, comme un clochard qui se serait égaré. Et sa lecture emportait la gueule, n'est-ce pas !  Aujourd'hui tout le monde s'en délecte. Le voilà désormais à toutes les sauces. Débité en bons morceaux, en tranches, en amuse-gueule sur les réseaux sociaux. Des citations frelatées de ses aphorismes servent même, choisies par des robots cybernétiques, à "habiller", avec des blagues belges, des forums de discussion d'adolescents, de motards, de fans de films gore, de bonnes femmes échangeant des recettes. Les managers, coachs, directeurs de ressources humaines, agents de développement personnel, chefs du personnel, animateurs de moral de l'entreprise, etc… en dopent leurs troupes. Il inspire des ministres, des chefs d'entreprise, des kadors du Marché, des élus du peuple, des traders, des pipoles, et tant de sales grandes gueules et autres petites têtes de la télévision, de la radio, de la Toile. Il est le consolateur, même l'inspirateur, de l'atroce Carla Bruni, qui, enceinte d'un vampire magyar, le lisait pendant sa grossesse ! Son œuvre est la Bible prétendue de tant de charlatans sans vergogne et de vendeurs de merde. Les immondes Pur-Porc et autres tarés identitaires qui hurlent au Grand Remplacement ont pris pour idole ce Prince des Métèques. D'ignobles canards le mettent en une pour doper leurs ventes, etc… Quasi tous ceux qui s'en réclament ainsi, l'instrumentalisent, le dépècent, comme ceux qui lui plantent dans le dos sa jeunesse à la Garde de Fer et ses éloges d'Hitler, sont ses assassins posthumes. Il va de soi que tous ces gens ne l'ont pas lu, n'y pigent strictement rien, s'en requinquent à bon compte. On ne saurait lire impunément cet increvable diable d'homme : il faut tout de même avoir un peu la vie qu'implique une telle jugeote. Tant qu'il était, selon leurs critères, encore en vie, la plupart de ces nécrophiles qui grouillent et prospèrent aujourd'hui sans vergogne sur son cadavre et sur le dos de son œuvre n'étaient pas encore nés, ou bien apprenaient encore à lire en faisant pipi dans leur culotte, ou, déjà mûrs et cons, n'en menaient pas large et, chiant dans leur froc, n'osaient guère l'évoquer publiquement. Ils ont aujourd'hui la prétention inouie de se croire plus vivants que lui ! La prétention de nous expliquer ce qu'il a dit ! La prétention de faire parler son fantôme avec, bien-sûr !, leurs mots à eux, de faire cracher le morceau à son œuvre etc… Et que dire de tous ces "amis" qu'après ses obsèques on a vu surgir de partout : ces fâcheux qui le dérangeaient sans scrupules, encouragés par sa légendaire hospitalité et sa courtoisie, font aujourd'hui le beurre rance de leur réputation sur des témoignages exclusifs, des lettres ressorties de tiroirs, à leur gloire naturlich ! À de rarissimes exceptions près, qui confirment la règle, je prends en grippe illico quiconque cite ou évoque Cioran. Moi le premier : cela va de soi…
L. W.-O.

vendredi 7 octobre 2016

"La manie de l'imitation et du singeage…"



Thomas Bernhard à la rédaction du Watzmann 
1er avril 1984 
(extraits)

" Cher Messieurs !

Il y a quelques temps déjà, l'une de mes connaissances m'a remis entre les mains l'édition de janvier de votre revue, où je n'ai pas tardé à découvrir l'un des articles qui me touchent et me consternent à chaque fois.

(…) Imiter ne sert à rien, n'a aucun sens.

Dans une édition de janvier du Watzmann, adaptée à la saison, et pour tout dire d'une faiblesse monstrueusement effrayante, nous lisons "Le dernier Thomas Bernhard, une bagatelle", boursouflée sur plusieurs pages, c'est-à-dire une imitation volontaire et, par la force des choses, ratée, de Bernhard (ou encore une parodie de Bernhard) commise par une certaine Katrin Lohner à partir d'un dérapage de la raison qu'aucun d'entre nous ne saurait comprendre.

Quelqu'un veut mettre à disposition son absence de talent pour faire rire, mais pour des raisons liées à la manie de l'imitation et, pour tout dire, du singeage, qui caractérise la profession, s'installe à son bureau et, inspirée par une bétise et une irréflexion grotesques ! et subites, nous lance à la tronche cette prétendue parodie, et en réalité cette imitation de Bernhard, comme un raté lohnerien total au niveau bas, très bas, puis au niveau zéro, sur une base rémunérée.

Nous posons la question : est-ce une impudeur mégalomaniaque de germaniste, une perfidie considérée comme un dilettantisme, un dilettantisme considéré comme une perfidie, qui, ici, dans une sorte d'accès de confusion miséricordieuse, celle qui s'attache à la déliquescence intellectuelle, a évacué la page imprimée vers le bas, c'est-à-dire vers le niveau le plus bas du cloaque, et s'effraie, est effrayé et péniblement touché par une telle exposition de modèles d'esprits et de têtes au format de noisette ?

Il est vrai que je lis aussi, de temps en temps, l'une de ces prétendues parodies de Bernhard imprimées et diffusées par les entreprises de presse, il m'arrive, même si ce n'est pratiquement jamais le cas, d'y trouver une imitation qui, en ces temps très invraisemblables, n'est pas à proprement parler remarquable mais constitue tout de même, pour une fois (en de nombreuses années !), une imitation tout à fait acceptable, c'est-à-dire menant vers le haut, l'élévation, et presque à l'authenticité autonome, que l'on pourrait donc continuer à écrire comme une œuvre, mais à la lecture de cet avorton complet présenté comme le dernier Thomas et même la dernière chose, je me suis immédiatement exclamé incroyable ! (après la première lecture), mais c'est vraiment incroyable ! (après la deuxième lecture) et, pour finir, incroyable, dire que ce genre de choses existe ! (après la dernière lecture, définitive), parce qu'il fallait s'exclamer sur-le-champ et depuis son fauteuil, considéré comme une situation de lecture, par impossibilité, parce que cela va trop loin pour mener une algarade intellectuelle, présenter ses condoléances les plus sincères et les plus durables non pas à la Lohner, mais sans doute aux rédacteurs de la revue Watzmann, qui ont décidé d'imprimer et supportent donc les frais d'impression et les honoraires à verser à l'auteur.

J'ai lu de mauvaises parodies de Bernhard. j'en ai lu d'encore pire. Avec cet article de l'édition de janvier, dont le début était aussi la fin, j'ai lu la parodie de Bernhard la plus absolument mauvaise, la plus tartignole qui se puisse concevoir. Ce qui nous est parvenu ici sous la forme d'une spéculation sur le paiement à la pige, me suis-je dit, et j'ai pourtant dû finir par rire parce que j'ai eu une bonne idée, et par conséquent l'unique idée juste, et j'ai déchiré le journal en petits morceaux de papier que j'ai accrochés dans ma petite maison, ce qui m'a pris un quart d'heure au total. "

Thomas Bernhard à la rédaction du Watzmann
traduit par Olivier Mannoni ©
Thomas Bernhard an die Redaktion des Watzmann 
In: Rudolf Habringer : Bernhard Minetti geht turnen
Satiren I. Residenz 2000.



Je ne saurais trop conseiller, à ceux qui ne le connaitraient pas, ce copieux et réjouissant dossier consacré, en 2002, à Thomas Bernhard, sous la direction de Pierre Chabert et de Barbara Hutt. Un volume aussi indispensable qu'inépuisable. On y trouve, outre de savoureux inédits, une iconographie généreuse, et des textes et témoignages de J. Attié, F. Barat, M.-C. Baratta-Dragono, W. Bayer, H. Beil, J.-Y. Bosseur, M. Bouquet, R. Brändle, P. Chabert, J.-P. Chambas, B. Chantre, G.-P. Couleau, E. Cournarie, A. Engel, B. Ertugrul, M. Esslin, P. Fabjan, V. Forrester, A. G. Gargani, G.-A. Goldschmidt, G. G. Granger, A. Greenspan, J. Guerrin, P. Guinand, R. Habringer, H. Höller, S. Hommel, M. Hoppe, D. Hornig, M. Huber, B. Hutt, S. Hutt, P. Janke, F. Joachim, M. Kedzierski, J. Kraemer, G. Lambrichs, J. Lavelli, C. Lecerf, J. Le Rider, K. Lupa, O. Mannoni, D. Marleau, J.-L. Martinelli, J.-M. Maulpoix, B. Noël, N. Ponikowska, J.-M. Rabaté, R. Rach, M. Raiola, S. Rezvani, I. Ritter, H. Ronse, M. Sáenz, G. Salem, D. Schilling, W. Schmidt-Dengler, C. von Schwerin, G. von Schwerin, W. G. Sebald, A. Spire, C. Stephan, G. Stieg, A. Ubersfeld, S. Unseld, L. von Üxküll, J.-P. Vincent, U. Weinmann, H. Weishard, J.-M. Winkler, W. Wögerbauer. 

Ci-dessous : Thomas Bernhard à la pêche




jeudi 6 octobre 2016

L'ennemie de la pensée


" La lecture est l'ennemie de la pensée.
Il vaut mieux s'ennuyer que lire, car l'ennui est pensée en germe (ou vice ou n'importe quoi) — alors que les idées des autres ne seront pour nous que des obstacles; au mieux des remords."

Cioran, Cahiers

mercredi 5 octobre 2016

La patte de l'homme invisible


Animation de Bill Domonkos ©
"Il est une personne qu'on ne reconnaît jamais parce qu'elle est constamment invisible, et c'est évidemment soi-même."

Clément Rosset, L'Invisible


"Écrivant à la main…"

Page manuscrite de Clément Rosset

" De mon côté, j’écris aussi page à page. Je n’ai pas de plan d’ensemble et ne fais pas de brouillon. Une page peut me demander une nuit entière de travail mais, après, je n’y touche plus. D’autre part, écrivant à la main, j’ai toujours eu l’impression d’exercer une activité proche de celle du dessinateur."

Clément Rosset, Tintin et les aventures du réel


"(…) Ce qui me pousse à faire œuvre de philosophe n'est pas seulement cette idée que la connaissance du pire ou la plus grande lucidité vis-à-vis de soi-même me paraît être une chose «bonne» (même si ce mot me semble suspect à cause de l'usage moralisant qui en est fait parfois), mais qu'un autre ressort me fait prendre la plume, qui n'a rien à voir avec le premier, et qui est un ressort ludique. Il s'agit bien évidemment du plaisir d'écrire, de ce plaisir de fabriquer et d'arranger les mots entre eux...

Je retire deux bénéfices de cet exercice, et j'espère que mes lecteurs en ressentent un des deux. D'abord un bénéfice de salubrité publique et intellectuelle et ensuite un plaisir de fabriquer que tout artiste ressent et que tout travail bien fait nécessite. Cela me procure, dans la lutte contre les mots et la matière, une véritable jouissance, équivalente à celle du vigneron de Jules Renard qui fait de son vin un miracle de l'art. Bien entendu, on n'écrirait jamais rien si on n'avait l'idée qu'il n'y a qu'une chance sur un million que ceci serve à quelque chose. Je ne veux pas pour autant faire preuve de fausse modestie car il n'y a rien de plus agaçant à mes yeux que d'entendre un individu que la publicité a porté aux nues ne cesser de dire qu'il n'est rien du tout ou le dernier des derniers. Je ne voudrais pas donner dans ce travers. (…)

"(…) Tout est affaire de mots. Et c'est pourquoi j'aime faire un montage d'éléments provenant de casiers hétéroclites. Une critique qui pourrait m'être faite et qui ne me causerait aucun déplaisir, puisqu'elle montrerait que la personne a compris, sinon le message, du moins ma manière de procéder, serait de dire que mes livres ne sont que des citations mises bout à bout et agrémentées d'un propos personnel. Mes livres sont effectivement courts et la plupart du temps ce n'est pas moi qui parle... J'aime beaucoup imiter Luciano Berio qui fait en musique des collages de partitions différentes. Mais n'y voyez pas là une provocation ! Certains pensent qu'entre deux citations de Heidegger faire intervenir un mot d'un album de Tintin et Milou est une manière de se moquer du monde, et de Heidegger en particulier. Au contraire, je ne vois pas en quoi ce serait amoindrir Heidegger que de le faire succéder ou précéder par Hergé. Je pense en outre qu'il y a une profonde pertinence dans ce rapprochement qui me sert à éclairer ce que je veux dire." 

Clément Rosset, Entretien avec Sébastien Charles ©
On peut lire la totalité de cet entretien ici