vendredi 9 février 2018

Ma main quelque part et mon pied "où je pense"


Thomas Bernhard solarisé par La Main de Singe

"Et je pense maintenant que les êtres qui ont vraiment été importants dans notre vie peuvent se compter sur les doigts d'une seule main, et, bien souvent, cette main se révolte contre la perversité que nous mettons à vouloir consacrer toute une main à compter ces êtres, là où, si nous sommes sincères, nous nous en tirerions probablement sans un seul doigt. "
Thomas Bernhard, Le neveu de Wittgenstein

trad. Jean-Claude Hémery





En 2007, en boxant le punching-ball où je bourre toute ma paperasse sans la relire depuis quarante ans, je me suis bousillé les doigts de la main gauche. Les voir pendouiller comme le moineau de Cosmos et ne plus répondre aux ordres de ma volonté m'a instruit quant à la fumisterie du fameux libre-arbitre et de la fameuse volonté vantée par les charlatans de la sculpture de soi. 
En courant pour la première fois de ma vie aux Urgences, j'ai également été illico instruit quant à la compétence des médecins et à l'illusion des secours que l'on peut attendre des autres : ces sauveurs diplômés costumés de blouses blanches comme un couple de bouchers-charcutiers, lui parfait sosie de l'abominable Denis Podalydes, elle parfait sosie de la Angot, mais caffie de piercing, exigèrent en premier lieu que je prouve ma prétention à faire marcher la CMU, puis que je me foute à poil pour faire une radio de ma pauvre main démantibulée. 

Devant mon refus de ce strip-tease, ils piquèrent la mouche et voulurent, puisqu'ils me tenaient enfin et que, d'après ma Carte Vitale et mon dossier CMU, j'y avais échappé jusque-là, me contraindre à ce contrôle technique que les immondes gouvernants socialistes ont rendu obligatoire à mon âge : le toucher rectal annuel. J'émis un nouveau refus catégorique, et de ma main valide je repoussai leurs assauts avec une ardeur augmentée par l'irritation de ne pas pouvoir fumer sur le billard et d'avoir été délesté du Extinction de Thomas Bernhard que j'avais emporté pour patienter en salle d'attente. La bonne femme prit une baffe tandis que son gros fessier évita de justesse mon coup de soulier "où je pense", et son collègue feinta mon coup de boule mais pas mon coup de genoux dans les organes uro-génitaux. 


Tandis que le boucher-charcutier Podalydes allait chercher un vigile ou une camisole de force, la bouchère-charcutière Angot, furibarde, entreprit alors, sans pratiquer aucune anesthésie et avec une brutalité éloquente, de me poser des attelles, tout en déblatérant des couplets moraux et me soupçonnant d'avoir été puni pour avoir levé la main sur une femme. 


Comme je lui demandais dans combien de temps j'allais pouvoir retaper à la machine et rejouer de la guitare, puisque ce sont à peu près, à part des cigarettes et du café, les seules choses un peu concrètes que je fais dans ma vie, elle répondit que c'était si peu demain la veille que je pouvais faire une croix dessus définitivement et que ce serait un bienfait pour la littérature et la musique. Puis, ricanante, elle me congédia tout en m'expliquant que je faisais partie des statistiques en rouge de la population à risques et que je l'avais bien cherché et que si la Sécu était en déficit c'était à cause de négligents dans mon genre, et autres couplets moraux. Alors elle dressa en guise de salut le majeur qu'elle n'avait pas pu me fourrer quelque part.

Quelques semaines plus tard, après m'avoir fait poireauter quatre heures dans l'antichambre de son cabinet, le patron du Service Orthopédie, parfait sosie de l'effarant André Dussolier m'engueula d'entrée : comment avais-je pu me laisser poser des attelles à l'envers ? D'après lui, c'était bien fait pour moi. Je n'avais qu'à être attentif. Je renonçai à lui expliquer la vengeance de la bouchère-charcutière. Libérés de leur piège mes doigts ankylosés pendouillèrent comme avant. "Va falloir tout recasser !" dit-il avec gourmandise. "Au marteau ?" ai-je demandé. "En chirurgie ça porte un autre nom mais on peut dire cela comme ça." 


C'est alors que j'aperçus, sur une étagère de son cabinet, le bon vieux volume Extinction de Thomas Bernhard dont j'avais été délesté quelques mois plus tôt par ses collègues subalternes des Urgences. Et tandis que le chef du service Orthopédie me refixait une attelle à l'endroit cette fois-ci, je regardais le bouquin jusqu'à l'hypnose, histoire de penser à autre chose et de trouver le moyen de le récupérer.

Quand il eut fini, je n'ai pas pris de gants finalement pour le lui réclamer en expliquant que j'en étais le propriétaire et que j'en avais été délesté par le sosie du Podalydes et la sosie de la Angot. À ma grande surprise, l'effarant Dussolier se précipita vers le rayon, attrapa Extinction et le fourra dans ma musette béante sur le bureau en me disant : "C'est donc à vous cette saloperie, cela fait des mois qu'il traine ici. " Le volume était effectivement dans un état lamentable qui témoignait de mes nombreuses relectures. Mes traces de doigts sur le beurre frais de la couverture portèrent ma mélancolie au climax. Désormais pour tourner les pages d'une seule main, ce serait chaque fois une délicate manœuvre.

Comme c'était fini, je n'ai pas demandé mon reste et j'ai fui à grandes jambes vers ma tanière. La nuit était déjà tombée aussi sûrement qu'aussitôt arrivé, soulagé de sortir de ce cauchemar, j'allais tomber de sommeil tout habillé sur mon Bultex. 

Je n'ai réalisé qu'au réveil que quelque chose n'allait pas : le compétent patron du service Orthopédie avait en effet posé l'attelle certes à l'endroit mais sur ma main droite, la seule valide !, et c'est sans pouvoir faire un brin de toilette et me peigner harmonieusement, ni rouler une clope, ni percoler un café, ni donner un tour de clé que j'ai dû reprendre le chemin de l'enfer. Où je tombai cette fois-ci sur le sosie du François Cluzet et la sosie de la Virginie Despentes.

L. Watt-Owen


4 commentaires:

L'ii a dit…

Le singe a donc deux mains.Quel pied!

kwarkito a dit…

Ce récit joyeusement teigneux éclaire ma journée. Une interne ressemblant à Angot (et peut-être parlant comme elle ) c'est vraiment terrorisant !!!! Sinon je suis vraiment très intrigué par ce GIF. Est ce vous qui l'avez fabriqué ?

Louis Watt-Owen a dit…

Cher K.,
Et un dentiste qui ressemble à Onfray, au secours !
Un proctologue qui ressemble à l'atroce premier ministre !
Un libraire sosie de Ruquier !
Ah nom de dieu !
Brèfle…

Il m'arrive d'en bricoler, des GIFS, quand je m'emmerde trop, mais ces deux là, non, je les ai piqués sans aucune vergogne sur des sites à la con. Je ne saurais plus vous dire où.
C'est le contexte où on les copie/colle, les GIFS, qui leur donne ou non un peu d'intérêt.
Et puis c'est un truc purement cybernétique, qu'on ne trouve ni dans les livres ni à la télé.
Du moins "c'était" : car désormais rien de plus ringard, et c'est d'ailleurs parce qu'il est devenu très ringard d'en mettre en ligne que je persiste.



Dominique Hasselmann a dit…

Cet épisode d'"Urgences" jamais diffusé vaut son pesant d'anesthésiant. Il est bien que Thomas Bernhard en soit sorti indemne, lui !