samedi 24 septembre 2011

Le cruel et son double / 2

(Suite du feuilleton
Quelques nouveaux doubles 
de Clément Rosset 
capturés sur la Toile :

Clément Rosset en train d'écouter le Boléro de Ravel…

cliquer pour lire

cliquer pour lire

Lecteur japonais de Clément Rosset à Fukushima



Ci-dessus (et ci-dessous) : 
le point de vue de l'auteur de "Route de nuit".

Seriez-vous un pessimiste ?

C.R. Non. Je serais peut-être classé comme pessimiste au regard des optimistes ou de gens qui ont plus de dispositions que moi à l'utopie - à ce que j'appelle utopie et qu'ils appellent le progrès -, mais je ne me considère pas comme pessimiste dans la mesure où un pessimiste, comme Schopenhauer par exemple, est un contempteur, un homme qui décrie la vie humaine et considère que c'est un drame sans justification aucune. En ce qui me concerne, j'oppose pessimisme et tragique. Le tragique est dionysiaque et affirmateur de vie. Je ne suis donc pas un pessimiste dans le sens de Schopenhauer ou de Cioran - du moins des écrits de Cioran, car l'homme, que j'ai assez bien connu, était un peu différent de ce qu'il écrivait: c'était un homme très drôle et plein de vitalité.

A vous lire, on a en effet le sentiment d'une certaine allégresse en dépit de votre conception tragique de l'existence, voire en raison même de cette conception.

C.R. Je suis le mot de Tertullien: " Credo quia absurdum ", " Je crois parce que c'est absurde ". Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la conception tragique de la vie peut nourrir le pessimisme mais peut aussi attiser la joie de vivre, en ce que celle-ci peut entendre les raisons de condamner la vie, de maudire toutes les tristesses et les misères qui lui sont attachées, et cependant résister à toutes les raisons qui lui sont contraires. C'est une expérience ultime de la joie.

L'expérience de la dépression a-t-elle modifié en quoi que ce soit cette conception de l'existence ?

C.R. Non. C'est comme lorsque vous avez les oreillons. Je considère que la dépression est une maladie comme la grippe ou comme les oreillons, et une maladie ne peut pas remettre en cause une philosophie, à plus forte raison une philosophie qui prétend accepter toute la cruauté du monde. Dans le pire des moments, jamais je n'ai pensé: " La vie est horrible. "

Dans ces conditions, quelles leçons tirez-vous de la dépression ?

C.R. J'ai parfois imaginé que la déesse grecque qui punit l'outrecuidance des hommes avait mis le nez dans mon dossier et m'avait renvoyé ma philosophie dans la gueule pour que j'aille voir un peu ce que c'est que la douleur. J'avais toujours pensé sottement que la dépression nerveuse était un terme inventé pour exprimer une espèce de faiblesse psychologique, un manque d'énergie. Maintenant, je suis persuadé du contraire, et je l'explique dans mon livre en montrant que c'est le corps qui commande et qu'il n'y a aucune énergie à opposer aux décisions du corps dépressif. La première leçon, c'est donc que la dépression nerveuse peut arriver à tout le monde. Perdre le sens de la joie de vivre pour quelqu'un qui n'a parlé que de ça dans toute son œuvre et toute sa vie, c'est tout de même un peu vexant, mais cela prouve que personne n'est à l'abri de cet ouragan. La deuxième leçon est plutôt rassérénante, nietzschéenne: si l'on arrive, non pas à triompher de la dépression, mais à vivre avec elle, quand ça ne va pas avaler un comprimé d'anxiolytique, quand ça va encore plus mal prendre un petit verre de whisky, c'est d'une certaine façon une fortification de la joie, puisqu'elle a été capable de résister au mal et on rejoint la formule de Nietzsche: " Tout ce qui ne me tue pas me fortifie. "

Vous publiez en même temps un autre livre, Loin de moi, consacré au problème de l'identité personnelle. Y a-t-il un rapport entre les deux livres ?

C.R. Il y a bien trouble identitaire dans les deux cas, mais le problème de Loin de moi c'est d'essayer de montrer que le trouble identitaire n'implique pas que nous ayons derrière notre identité officielle, visible, et pour le dire d'un mot, sociale, une identité cachée, intime, une espèce de moi secret qui ne se révélerait à personne et même pas à moi. Je crois que cette idée d'un moi secret qui se cache derrière le moi visible est une illusion d'origine notamment romantique, comme c'est le cas chez Rousseau, et ma critique s'inscrit dans la ligne générale de ma critique de l'illusion. Si perte d'identité il y a, tant dans un livre que dans l'autre, c'est dans mon esprit toujours une perte de ce moi réel que j'appelle le moi social pour l'opposer à l'illusion ou à la fantasmagorie d'un moi intime, à ce que j'appelle la hantise du soi, comme si on était hanté par un autre moi qui serait le vrai moi. Je raconte à ce sujet dans Loin de moi une anecdote que je trouve tout à fait fascinante. C'est l'histoire d'un imprimeur qui a repris l'affaire de son père, qui est mort. Au lendemain des funérailles, il trouve une enveloppe qui porte de la main de son père la mention " à ne pas ouvrir ". Après avoir résisté six ans, il finit par violer le secret, et dans l'enveloppe il trouve trois cents petites étiquettes destinées à la clientèle avec " à ne pas ouvrir ". Je trouve que cette histoire illustre de façon saisissante la déception qu'il y a toujours à vouloir percer ce qu'on s'imagine être la personnalité secrète d'autrui, car je crois que cette personnalité secrète n'existe pas. C'est ce que j'ai voulu dire dans mon livre. D'où le titre:
Loin de moi." (…) 
Clément Rosset, extrait d'un entretien avec Jean Blain, 
dans Lire (Décembre 1999)
dont on peut lire la totalité ici.


RAPPEL :

Aucun commentaire: