" Dès l'instant où l'on n'est pas un matérialiste avéré c'est faire preuve d'indigence mentale et d'ineptie que de ne pas croire à la puissance des incantations et mantras. N'importe lequel d'entre nous a vu sa propre vie modifiée par des paroles qui n'étaient que mots d'hommes adressés à des hommes. Qu'il y ait de mauvaises recettes, de fausses formules, des "sésames" en toc et des bataillons de faux mages, d'escrocs, de simili-gourous ou de simples farceurs ne change rien à l'affaire. Les Indiens d'Amazonie achètent à Manaus de vieilles ampoules usées qu'ils suspendent par des ficelles pour décorer leurs paillotes. C'est joli; mais pour l'éclairage ! Évidemment, quand le courant n'y est pas ! Et cela ne prouve rien contre l'électricité. "
" On servait ce plat à Monsieur Knott, froid, dans une écuelle, à midi tapant et à sept heures précises du soir, d'un bout de l'année à l'autre.
C'est-à-dire qu'aux heures susdites Watt apportait l'écuelle, pleine, dans la salle à manger et la posait sur la table. Une heure plus tard il retournait l'emporter, dans l'état, quel qu'il fût, où Monsieur Knott l'avait laissée. S'il restait de la nourriture dans l'écuelle, alors Watt la transférait dans le plat du chien. Mais si elle était vide, alors Watt n'avait plus qu'à la laver, en vue du repas suivant.
Ainsi Watt ne voyait jamais Monsieur Knott, aux heures des repas. Car Monsieur Knott n'était jamais à l'heure, pour ses repas. Mais il était rare que son retard dépasse vingt minutes, ou une demi-heure. Et qu'il vide l'écuelle, ou qu'il ne la vide pas, il n'y mettait jamais plus de cinq minutes, ou de sept tout au plus. De sorte que Monsieur Knott n'était jamais dans la salle à manger lorsque Watt apportait l'écuelle, et n'y était jamais non plus lorsque Watt retournait enlever l'écuelle. Ainsi Watt ne voyait jamais Monsieur Knott, jamais jamais Monsieur Knott, aux heures des repas. "
" Toute la journée, pour éviter l’horrible chaleur, nous nous terrons dans notre case, mais au coucher du soleil, nous faisons "plage".
Hier, comme à l’habitude, la conversation portait sur la brousse, et le missionnaire, grand chasseur, nous contait en un langage violent et avec un accent portugais roulant, ses prouesses cynégétiques et entre autres qu’il avait dû faire des massacres de singes qui avaient pris la sacrilège habitude de le bombarder de noix de coco pendant la messe.
Chacun s’esclaffait - lorsque l’Américain coupa net, en déclarant "que depuis la guerre - il ne tuait plus jamais de singes, ils ressemblent trop aux hommes", dit-il.
Comme le soleil était tout à fait couché, nous rentrâmes, et de la soirée, personne ne dit plus rien."
Louis-Ferdinand Céline Lettre à Simone Saintu, Juillet 1916
Ce film sublime du grand Joël Seria est une de mes bobines préférées.
Combien de fois l'ai-je déjà vu ?
Je ne m'en lasserai jamais.
Rien de ce qui est en ce moment projeté à Cannes ne vaut une minute de ce noir délire jubilatoire.
J'ajoute que je vois dans ce film une espèce de suite à Bouvard et Pécuchet, loin de la Normandie, dans cette Bretagne de Quimper où Flaubert traîna ses guêtres par les champs et par les grèves.
Voilà un film impitoyable.
Qui, de nos jours, ose de telle énormités ? Est capable d'un tel humour ? D'une telle délicatesse ?
Marielle et Carmet sont au top, impeccables comme toujours.
Clément Rosset en train d'écouter le Boléro de Ravel…
Clément Rosset au piano.
Vidéo : Le Prélude à l'après-midi d'une faune de Debussy,
dirigé par Léonard Bernstein
Les apparitions de Clément Rosset sont trop rares pour qu'on ne s'en passe illico le bon tuyau.
Je trouve ce matin sur le site Accents on line, le webmag de l'Ensemble Intercontemporain, (on les bénit d'une telle initiative) une chroniquesurprise du philosophe : Prendre son temps. consacrée à la musique. Je ne résiste pas au crime délicieux d'en citer un long passage. On foncera lire la totalitéici.
" (…) le premier compositeur à avoir rompu avec cette musique itinérante, à avoir morcelé sinon cassé le temps musical, n’est pas du tout un des créateurs de l’école de Vienne mais bien Claude Debussy, avec le Prélude à l’après-midi d’un faune. En ce sens Debussy peut être considéré comme le premier compositeur révolutionnaire de l’histoire de la musique classique : révolutionnaire moins par son passage de la tonalité à la modalité que par celui d’un temps continu à un temps discontinu, ou plutôt dépourvu d’orientation fixe.
Mais la musique de notre temps, ainsi que celle qui a précédé les trois siècles d’or de cette musique classique, ne connaît pas – ne connaît plus – cette orientation temporelle qui conduit d’un début à une fin et pratique ou a pratiqué une tout autre manière, plus radicale, de prendre son temps (ce qui ne signifie aucunement, il va sans dire, qu’elle soit inférieure ou supérieure à la musique des siècles classiques ; car on ne saurait comparer des musiques moins différentes que fondamentalement autres). On pourrait dire, en forçant un peu le trait, que cette autre musique finit par abolir les temps à force de prendre ses aises avec lui. On passe alors, d’une musique qui a un avant et un après, à une musique dotée d’une durée qui persiste ou semble persister à jamais, et qui provoque chez l’auditeur une jouissance liée au sentiment d’un présent étale comme la mer aux instants de basse et de haute marée. L’exploitation des silences, des tenues, d’accords qui durent interminablement tout en se modifiant de manière à peine perceptible (suscitant l’impression d’un temps à la fois jamais et toujours changeant) fait partie désormais de la palette ordinaire des compositeurs, tels naguère Berio ou Ligeti. On trouvait déjà de ces suspensions du temps chez Stravinsky : à la fin des Noces, d’Apollon musagète, dans la berceuse finale du Baiser de la fée. Mais ce calme intemporel est également caractéristique des monodies et polyphonies médiévales (dont la Messe du même Stravinsky offre un écho saisissant). On le retrouve encore dans nombre de musiques dites extra-européennes, comme les chœurs géorgiens ou le gamelan indonésien dont s’est inspiré Boulez dans le Marteau sans maître."
Clément Rosset
Vidéo : les meilleurs gags de The Party, avec Peter Sellers.
On rêve d'une chronique de Clément Rosset sur ce film.
(Mais il serait même capable de le dézinguer,
car on sait qu'il n'apprécie guère l'humour dit "anglais".)
Au micro de l'émission de Michel Ciment sur France-Culture on pouvait l'entendre l'autre jour évoquer la réédition aux PUF de ses Propos sur le cinéma).
C'est un grand moment de radio burlesque, et le philosophe inimitable y est égal à lui-même, c'est-à-dire encore pire bafouilleur que d'ordinaire.On peut en télécharger et réécouter le podcast en cliquant ici (il ne devrait pas rester longtemps en ligne).
Extrait de l'ouvrage :
"La vision du monde chez l'homme du XXe siècle se rapproche insensiblement de celle que lui suggère le cinéma. Le succès de la bande dessinée moderne, qui s'inspire abondamment du cinéma tant par le choix de ses cadrages que par sa conception générale de l'ordre spatio-temporel, est peut-être un signe avant-coureur de cette future osmose entre la perception du réel et la perception cinématographique. Quoi qu'il en soit, la réalité cinématographique n'apparaît pas comme très différente de la réalité tout court. L'une et l'autre se ressemblent de toute façon trop pour qu'on puisse chercher, dans une différence spécifique entre les deux réalités, la raison du prestige de l'une par rapport à l'autre. S'il arrive au cinéma de séduire davantage, ce n'est pas parce qu'il présente une version améliorée et plus désirable de la réalité, mais plutôt parce qu'il présente cette réalité comme située provisoirement ailleurs, par conséquent hors de portée du désir et de la crainte de tous les jours. Le privilège de la réalité cinématographique n'est pas d'être autre que la réalité tout court, mais de s'y confondre tout en bénéficiant d'une sorte d'ex-territorialité. Toujours la même chose mais située ailleurs, en un site qu'on ne saurait atteindre ni d'où on ne saurait être atteint soi-même : la même réalité, ou si l'on veut la réalité même, miraculeusement tenue à distance. Cette mise à distance de la réalité est la source principale du plaisir offert par le cinéma, lequel consiste ainsi essentiellement en une jouissance par procuration de ce qui apparaît sur l'écran, soit une participation sans aucun engagement personnel à ce qui s'y montre de plaisant ou d'horrible. Car bonheur et malheur sont ici également désirables, et pour la même raison, dès lors qu'on est assuré qu'ils ne sont pas présentement notre affaire : il est aussi plaisant de voir d'un peu loin le bonheur dont on est privé que de voir, toujours d'un peu loin, le malheur auquel on échappe. Et le cinéma excelle à satisfaire ces deux appétits apparemment contradictoires, quoique, en fait, complémentaires. Il nous offre, à volonté, tout ce dont la réalité nous prive alors qu'elle l'accorde à d'autres et pourrait éventuellement l'accorder à nous-mêmes : buffet dressé par le meilleur traiteur, maison à la décoration soignée et à la tenue impeccable, femme incomparablement belle et séduisante. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'au sortir de la projection d'un film on se mette en quête d'une bonne table ou d'une bonne amie, afin de s'accorder à soi-mêm e, et sur-le-champ, une infime partie des plaisirs qui ont défilé sur l'écran : comme ces convives excités par un spectacle lubrique et qui prennent précipitamment congé de leur hôte, à la fin du Banquet de Xénophon, pour rejoindre au plus vite leurs épouses respectives. Mais le cinéma nous offre aussi tout ce que la réalité nous épargne alors qu'elle l'inflige à d'autres et pourrait éventuellement l'infliger à nous-mêmes une condamnation à la prison ferme, un grave accident de voiture, un tueur qui guette dans l'ombre. On dit volontiers que le spectateur a ici plus de peur que de mal, comme il avait dans le cas précédent plus de rêve que de réalité, puisqu'il s'en tirera finalement à bon compte et ne peut l'ignorer : aucune balle de pistolet, si chargé que puisse être celui-ci et bien dirigé depuis l'écran vers le public, n'a jamais blessé personne dans la salle. Soit, mais d'où vient alors cette peur si fréquente au cinéma, peur paradoxale puisque tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de quoi avoir peur ? Il peut sembler en effet curieux que le spectateur le plus averti ait peur quand même, et d'une certaine façon encore davantage, que s'il se trouvait confronté, dans la vie réelle, à un pistolet efficacement braqué en sa direction. L'explication en est pourtant simple : c'est que dans la vie quotidienne on peut sans doute mourir mais on peut aussi agir plus ou moins efficacement, essayer de se soustraire par force ou par ruse à la menace ; au lieu qu'il n'est aucune action raisonnable contre le revolver qui vous pointe depuis l'écran cinématographique, sauf à fermer les yeux ou à se réfugier ridiculement sous son fauteuil. Réaction instinctive et sans doute puérile, qui en dit cependant long sur la nature du cinéma et la puissance de son effet, la participation forcée à laquelle elle invite bon gré, mal gré le spectateur : elle montre éloquemment le crédit dont continue à bénéficier le cinéma, alors même qu'on tient celui-ci pour imaginaire et étranger à toute réalité. À la fois trop éloignée pour être prise en charge et trop proche pour être négligée, la réalité cinématographique se situe en un lieu indécis, aux confins de l'imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent".
Clément Rosset, Propos sur le cinéma,
éditions P.U.F, 2012
BONUS THÉOLOGIE DU PIRE, chronique de Frédéric Schiffter aujourd'hui sur son blog
Maitre d'œuvre des Propos sur le cinéma,
Roland Jaccard donnait récemment sur son blog une lettre de Clément Rosset
ARCHIVES
Les 16 billets de La Main de singe évoquant Clément Rosset
" Yes, it's a good day for singing a song, and it's a good day for moving along Yes, it's a good day, how could anything go wrong, A good day from morning' till night
Yes, it's a good day for shining your shoes, and it's a good day for losing the blues; Everything go gain and nothing' to lose, `Cause it's a good day from morning' till night
I said to the Sun, " Good morning sun Rise and shine today" You know you've gotta get going If you're gonna make a showin' And you know you've got the right of way.
`Cause it's a good day for paying your bills; And it's a good day for curing your ills, So take a deep breath and throw away your pills; `Cause it's a good day from morning' till night."
" Que ne pensons-nous pas et que ne disons-nous pas, et nous croyons être compétents et ne le sommes tout de même pas, c'est là la comédie, et quand nous demandons, comment cela va-t-il continuer, c'est la tragédie…"
" Nous avons besoin d'auditeurs et d'un porte-parole [...]. Toute notre vie, nous souhaitons le porte-parole idéal et nous ne le trouvons pas, car le porte-parole idéal n'existe pas."
"[...]Toute notre vie nous nous reposons sur les grands esprits, sur les soi-disant maîtres anciens [...], et alors nous sommes mortellement déçus par eux, parce qu'ils ne remplissent pas leur office au moment décisif. Nous thésaurisons les grands esprits et les maîtres anciens et nous croyons qu'ensuite, au moment décisif pour la survie, nous pouvons les utiliser à nos fins, ce qui ne signifie d'ailleurs rien d'autre qu'en abuser à nos fins, ce qui se révèle une funeste erreur. "
"Là où il y a trois êtres humains, il y en a déjà un qui est toujours objet de sarcasmes et de moqueries et une communauté plus importante en tant que société ne saurait absolument exister sans une pareille victime ou plusieurs d'entre elles. La société en tant que communauté ne tire jamais son amusement que des infirmités d'un ou de quelques individus pris au milieu d'elle, on peut l'observer durant toute une vie et les victimes sont exploitées jusqu'à ce qu'elles aient touché le fond de la ruine. "
Vive feu Charlie Schlingo, le Pindare des chaussettes qui puent et du camembert indéfinissable !
" J'ai acheté 200 vaches, et gagné du même coup le droit de ne plus me dire "homme de lettres" mais "vacher", ce qui me paraît bien préférable (…). En tant que vacher, je pourrai écrire tout ce que je pense…"
Georges Bernanos, 16 octobre 1939, extrait d'une lettre à un ami, dans laquelle il raconte son installation au Brésil et l'achat d'une ferme, reconversion d'exilé volontaire, qui s'avèrera bien-sûr catastrophique.
«— I’ll be outback…I’m gonna find a tree to chop down… »
“"—Je vais dans le jardin… J’ai besoin d’abattre un arbre…”
Bill Murray, torse nu, une hache sur l’épaule, une bouteille de raide en main – et un bouquin de Thomas Bernhard dans la poche revolver ? (Moonrise Kingdom, de Wes Anderson)."
— Quand c'est que tu vas t'y mettre ? Dans 107 ans ?!?!
Toute mon enfance, à la ferme de la montagne, on m'a "seriné" ce "Dans 107 ans ?".
Le mystère de ce chiffre m'a toujours obsédé. Sur le sujet, les spécialistes des expressions populaires ne m'ont jamais convaincu.
Depuis un demi siècle, je ne cesse de me seriner ce "Dans 107 ans !", mais avec un point d'exclamation, car fidèle à ma paresse d'inremuable j'ai toujours devant moi plusieurs montagnes de trucs en retard ou de machins à faire, devant lesquels je baisse les bras d'avance, mais pas la tête : je suis le plus grand champion de flemme que je connaisse et je n'en suis pas peu fier. Je pousse mentalement ce refrain idiot, connaissant la bourrique, non pas sur l'air de "C'est pour aujourd'hui ou pour demain ?" mais de "Ni pour aujour'hui ni pour demain !".
Ce 107 est devenu en quelque sorte mon nombre fétiche.
Or, nous voici le 17 mai 2012 et je réalise que feu le pépé Charles qui m'a élevé et tout appris dans sa ferme de la montagne, fêterait aujourd'hui pile, étant né le 17 mai 1905, ses 107 ans.
En son honneur, à lui qui n'a jamais eu le temps de flemmarder, et m'a seriné tellement de "Dans 107 ans ?", moi la bourrique légendaire je me suis remis au boulot — en l'occurrence une espèce de mythologie personnelle où ce centaure increvable galope vivant comme jamais sur mes pentes fabuleuses.
Je redoute plus les couards bipèdes que je croise dans la journée que les dingues menaçants qui me suivent ou me barrent le chemin la nuit.
L. W.-O.
J'ai repiqué à mon péché mignon d'insomniaque allumé : ne sortir que quand tout le monde est claquemuré, aller rôder au hasard vers trois heures du matin dans ce dortoir d'un million de ronfleurs, me perdre dans de ces coins déjà tant sinistres en plein jour. C'est le seul tourisme dont j'ai le goût , de nyctalope déséquilibré : divaguer, ahuri de lucidité, sans but, dans l'enfer municipal, qui commence là, juste sous les fenêtres de ma paradisiaque tânière d'increvable. Je ne m'encombre pas d'un appareil — sauf si jamais j'en trouvais un dont le flash aurait, on peut toujours rêver, la puissance d'une explosion nucléaire. Je pique donc sans vergogne à Romain Verger cette épatante photographie qu'il a prise à
la volée avec son téléphone, l'autre nuit, dans ma rue, en sortant de
ma tanière fort tard.
Pour confondre l'inspiration et la graphomanie, il faut être aussi bigleux et bête que pour trouver la moindre ressemblance entre Romy Schneider et Christine Angot.