Clément Rosset en train d'écouter le Boléro de Ravel… |
Clément Rosset au piano. |
Vidéo : Le Prélude à l'après-midi d'une faune de Debussy,
dirigé par Léonard Bernstein
Les apparitions de Clément Rosset sont trop rares pour qu'on ne s'en passe illico le bon tuyau.
Je trouve ce matin sur le site Accents on line, le webmag de l'Ensemble Intercontemporain, (on les bénit d'une telle initiative) une chronique surprise du philosophe : Prendre son temps. consacrée à la musique. Je ne résiste pas au crime délicieux d'en citer un long passage. On foncera lire la totalité ici.
" (…) le premier compositeur à avoir rompu avec cette musique itinérante, à avoir morcelé sinon cassé le temps musical, n’est pas du tout un des créateurs de l’école de Vienne mais bien Claude Debussy, avec le Prélude à l’après-midi d’un faune. En ce sens Debussy peut être considéré comme le premier compositeur révolutionnaire de l’histoire de la musique classique : révolutionnaire moins par son passage de la tonalité à la modalité que par celui d’un temps continu à un temps discontinu, ou plutôt dépourvu d’orientation fixe.
Mais la musique de notre temps, ainsi que celle qui a précédé les trois siècles d’or de cette musique classique, ne connaît pas – ne connaît plus – cette orientation temporelle qui conduit d’un début à une fin et pratique ou a pratiqué une tout autre manière, plus radicale, de prendre son temps (ce qui ne signifie aucunement, il va sans dire, qu’elle soit inférieure ou supérieure à la musique des siècles classiques ; car on ne saurait comparer des musiques moins différentes que fondamentalement autres). On pourrait dire, en forçant un peu le trait, que cette autre musique finit par abolir les temps à force de prendre ses aises avec lui. On passe alors, d’une musique qui a un avant et un après, à une musique dotée d’une durée qui persiste ou semble persister à jamais, et qui provoque chez l’auditeur une jouissance liée au sentiment d’un présent étale comme la mer aux instants de basse et de haute marée. L’exploitation des silences, des tenues, d’accords qui durent interminablement tout en se modifiant de manière à peine perceptible (suscitant l’impression d’un temps à la fois jamais et toujours changeant) fait partie désormais de la palette ordinaire des compositeurs, tels naguère Berio ou Ligeti. On trouvait déjà de ces suspensions du temps chez Stravinsky : à la fin des Noces, d’Apollon musagète, dans la berceuse finale du Baiser de la fée. Mais ce calme intemporel est également caractéristique des monodies et polyphonies médiévales (dont la Messe du même Stravinsky offre un écho saisissant). On le retrouve encore dans nombre de musiques dites extra-européennes, comme les chœurs géorgiens ou le gamelan indonésien dont s’est inspiré Boulez dans le Marteau sans maître."
Clément Rosset
Vidéo : les meilleurs gags de The Party, avec Peter Sellers.
On rêve d'une chronique de Clément Rosset sur ce film.
(Mais il serait même capable de le dézinguer,
car on sait qu'il n'apprécie guère l'humour dit "anglais".)
Au micro de l'émission de Michel Ciment sur France-Culture on pouvait l'entendre l'autre jour évoquer la réédition aux PUF de ses Propos sur le cinéma).
C'est un grand moment de radio burlesque, et le philosophe inimitable y est égal à lui-même, c'est-à-dire encore pire bafouilleur que d'ordinaire. On peut en télécharger et réécouter le podcast en cliquant ici (il ne devrait pas rester longtemps en ligne).
Extrait de l'ouvrage :
"La vision du monde chez l'homme du XXe siècle se rapproche insensiblement de celle que lui suggère le cinéma. Le succès de la bande dessinée moderne, qui s'inspire abondamment du cinéma tant par le choix de ses cadrages que par sa conception générale de l'ordre spatio-temporel, est peut-être un signe avant-coureur de cette future osmose entre la perception du réel et la perception cinématographique.
Quoi qu'il en soit, la réalité cinématographique n'apparaît pas comme très différente de la réalité tout court. L'une et l'autre se ressemblent de toute façon trop pour qu'on puisse chercher, dans une différence spécifique entre les deux réalités, la raison du prestige de l'une par rapport à l'autre. S'il arrive au cinéma de séduire davantage, ce n'est pas parce qu'il présente une version améliorée et plus désirable de la réalité, mais plutôt parce qu'il présente cette réalité comme située provisoirement ailleurs, par conséquent hors de portée du désir et de la crainte de tous les jours. Le privilège de la réalité cinématographique n'est pas d'être autre que la réalité tout court, mais de s'y confondre tout en bénéficiant d'une sorte d'ex-territorialité. Toujours la même chose mais située ailleurs, en un site qu'on ne saurait atteindre ni d'où on ne saurait être atteint soi-même : la même réalité, ou si l'on veut la réalité même, miraculeusement tenue à distance. Cette mise à distance de la réalité est la source principale du plaisir offert par le cinéma, lequel consiste ainsi essentiellement en une jouissance par procuration de ce qui apparaît sur l'écran, soit une participation sans aucun engagement personnel à ce qui s'y montre de plaisant ou d'horrible. Car bonheur et malheur sont ici également désirables, et pour la même raison, dès lors qu'on est assuré qu'ils ne sont pas présentement notre affaire : il est aussi plaisant de voir d'un peu loin le bonheur dont on est privé que de voir, toujours d'un peu loin, le malheur auquel on échappe. Et le cinéma excelle à satisfaire ces deux appétits apparemment contradictoires, quoique, en fait, complémentaires. Il nous offre, à volonté, tout ce dont la réalité nous prive alors qu'elle l'accorde à d'autres et pourrait éventuellement l'accorder à nous-mêmes : buffet dressé par le meilleur traiteur, maison à la décoration soignée et à la tenue impeccable, femme incomparablement belle et séduisante. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'au sortir de la projection d'un film on se mette en quête d'une bonne table ou d'une bonne amie, afin de s'accorder à soi-mêm e, et sur-le-champ, une infime partie des plaisirs qui ont défilé sur l'écran : comme ces convives excités par un spectacle lubrique et qui prennent précipitamment congé de leur hôte, à la fin du Banquet de Xénophon, pour rejoindre au plus vite leurs épouses respectives. Mais le cinéma nous offre aussi tout ce que la réalité nous épargne alors qu'elle l'inflige à d'autres et pourrait éventuellement l'infliger à nous-mêmes une condamnation à la prison ferme, un grave accident de voiture, un tueur qui guette dans l'ombre. On dit volontiers que le spectateur a ici plus de peur que de mal, comme il avait dans le cas précédent plus de rêve que de réalité, puisqu'il s'en tirera finalement à bon compte et ne peut l'ignorer : aucune balle de pistolet, si chargé que puisse être celui-ci et bien dirigé depuis l'écran vers le public, n'a jamais blessé personne dans la salle. Soit, mais d'où vient alors cette peur si fréquente au cinéma, peur paradoxale puisque tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de quoi avoir peur ? Il peut sembler en effet curieux que le spectateur le plus averti ait peur quand même, et d'une certaine façon encore davantage, que s'il se trouvait confronté, dans la vie réelle, à un pistolet efficacement braqué en sa direction. L'explication en est pourtant simple : c'est que dans la vie quotidienne on peut sans doute mourir mais on peut aussi agir plus ou moins efficacement, essayer de se soustraire par force ou par ruse à la menace ; au lieu qu'il n'est aucune action raisonnable contre le revolver qui vous pointe depuis l'écran cinématographique, sauf à fermer les yeux ou à se réfugier ridiculement sous son fauteuil. Réaction instinctive et sans doute puérile, qui en dit cependant long sur la nature du cinéma et la puissance de son effet, la participation forcée à laquelle elle invite bon gré, mal gré le spectateur : elle montre éloquemment le crédit dont continue à bénéficier le cinéma, alors même qu'on tient celui-ci pour imaginaire et étranger à toute réalité. À la fois trop éloignée pour être prise en charge et trop proche pour être négligée, la réalité cinématographique se situe en un lieu indécis, aux confins de l'imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent".
Quoi qu'il en soit, la réalité cinématographique n'apparaît pas comme très différente de la réalité tout court. L'une et l'autre se ressemblent de toute façon trop pour qu'on puisse chercher, dans une différence spécifique entre les deux réalités, la raison du prestige de l'une par rapport à l'autre. S'il arrive au cinéma de séduire davantage, ce n'est pas parce qu'il présente une version améliorée et plus désirable de la réalité, mais plutôt parce qu'il présente cette réalité comme située provisoirement ailleurs, par conséquent hors de portée du désir et de la crainte de tous les jours. Le privilège de la réalité cinématographique n'est pas d'être autre que la réalité tout court, mais de s'y confondre tout en bénéficiant d'une sorte d'ex-territorialité. Toujours la même chose mais située ailleurs, en un site qu'on ne saurait atteindre ni d'où on ne saurait être atteint soi-même : la même réalité, ou si l'on veut la réalité même, miraculeusement tenue à distance. Cette mise à distance de la réalité est la source principale du plaisir offert par le cinéma, lequel consiste ainsi essentiellement en une jouissance par procuration de ce qui apparaît sur l'écran, soit une participation sans aucun engagement personnel à ce qui s'y montre de plaisant ou d'horrible. Car bonheur et malheur sont ici également désirables, et pour la même raison, dès lors qu'on est assuré qu'ils ne sont pas présentement notre affaire : il est aussi plaisant de voir d'un peu loin le bonheur dont on est privé que de voir, toujours d'un peu loin, le malheur auquel on échappe. Et le cinéma excelle à satisfaire ces deux appétits apparemment contradictoires, quoique, en fait, complémentaires. Il nous offre, à volonté, tout ce dont la réalité nous prive alors qu'elle l'accorde à d'autres et pourrait éventuellement l'accorder à nous-mêmes : buffet dressé par le meilleur traiteur, maison à la décoration soignée et à la tenue impeccable, femme incomparablement belle et séduisante. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'au sortir de la projection d'un film on se mette en quête d'une bonne table ou d'une bonne amie, afin de s'accorder à soi-mêm e, et sur-le-champ, une infime partie des plaisirs qui ont défilé sur l'écran : comme ces convives excités par un spectacle lubrique et qui prennent précipitamment congé de leur hôte, à la fin du Banquet de Xénophon, pour rejoindre au plus vite leurs épouses respectives. Mais le cinéma nous offre aussi tout ce que la réalité nous épargne alors qu'elle l'inflige à d'autres et pourrait éventuellement l'infliger à nous-mêmes une condamnation à la prison ferme, un grave accident de voiture, un tueur qui guette dans l'ombre. On dit volontiers que le spectateur a ici plus de peur que de mal, comme il avait dans le cas précédent plus de rêve que de réalité, puisqu'il s'en tirera finalement à bon compte et ne peut l'ignorer : aucune balle de pistolet, si chargé que puisse être celui-ci et bien dirigé depuis l'écran vers le public, n'a jamais blessé personne dans la salle. Soit, mais d'où vient alors cette peur si fréquente au cinéma, peur paradoxale puisque tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de quoi avoir peur ? Il peut sembler en effet curieux que le spectateur le plus averti ait peur quand même, et d'une certaine façon encore davantage, que s'il se trouvait confronté, dans la vie réelle, à un pistolet efficacement braqué en sa direction. L'explication en est pourtant simple : c'est que dans la vie quotidienne on peut sans doute mourir mais on peut aussi agir plus ou moins efficacement, essayer de se soustraire par force ou par ruse à la menace ; au lieu qu'il n'est aucune action raisonnable contre le revolver qui vous pointe depuis l'écran cinématographique, sauf à fermer les yeux ou à se réfugier ridiculement sous son fauteuil. Réaction instinctive et sans doute puérile, qui en dit cependant long sur la nature du cinéma et la puissance de son effet, la participation forcée à laquelle elle invite bon gré, mal gré le spectateur : elle montre éloquemment le crédit dont continue à bénéficier le cinéma, alors même qu'on tient celui-ci pour imaginaire et étranger à toute réalité. À la fois trop éloignée pour être prise en charge et trop proche pour être négligée, la réalité cinématographique se situe en un lieu indécis, aux confins de l'imaginaire et du réel, tel que personne ne saurait le tenir, ni pour absolument présent ni pour absolument absent".
Clément Rosset, Propos sur le cinéma,
éditions P.U.F, 2012
BONUS
THÉOLOGIE DU PIRE, chronique de Frédéric Schiffter aujourd'hui sur son blog
Maitre d'œuvre des Propos sur le cinéma,
Roland Jaccard donnait récemment sur son blog une lettre de Clément Rosset
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