On me dit qu'il est devenu ringard de tenir un blog dans le genre du mien.
Voilà qui me dope !
Ne suis-je pas totalement ringard ?
Oui, vieillot, hors mode, désuet. Et même pire : à côté de la plaque, complètement à l'ouest et définitivement "out".
Irrécupérable.
Selon les critères en vogue : "je crains".
En un mot, oui, oui, je suis ringard, et m'en réjouis.
D'autant plus que c'est un qualificatif lui-même ringard.
Je ne suis décidément ni de ce temps ni de ce qu'on appelle ce "monde".
La vie que je mène me ringardise toujours plus.
Je suis à jamais, et sans doute depuis toujours, ringard.
Ringard d'être à jamais un cul-terreux, un pue-la-bouse, d'avoir été élevé dans une ferme de montagne-à-vaches, et de ne pas en avoir honte.
Ringard d'éprouver nostalgie toujours plus forte de cette enfance fabuleuse et de n'avoir pas fait le deuil des deux pépés et des deux mémés qui m'ont élevé et tout appris.
Ringard d'écrire encore avec des crayons, des bics, des machines-à-écrire.
Ringard de rouler, comme mes pépés paysans, des grosses cigarettes de tabac Caporal dit "Gris" dans du papier Job N°38bis dit "incombustible" et non-gommé.
Ringard d'avoir passé une partie de mon dimanche à écouter Rina Ketty.
Ringard d'avoir mis des géraniums et des bégonias sur le rebord de ma fenêtre.
Ringard de non seulement refuser la possession d'un téléphone portable mais de redouter le drelin du moindre coup de fil et le plus souvent de ne pas répondre.
Ringard de ne pas savoir pianoter du pouce un sms ou un texto.
Ringard d'ignorer les réseaux sociaux.
Ringard de manger du Comté ou du Bleu de Gex.
Ringard de ne jamais me séparer de mon couteau.
Ringard de craquer pour Gene Tierney ou Ida Lupino.
Ringard de préférer la Mondeuse du Bugey à tous les alcools.
Ringard de tenir Henri Calet, André Dhôtel, Jean Follain, Georges Hyvernaud, Jacques Perret, Emmanuel Bove, André Hardellet pour de très grands écrivains.
Ringard de me lever tous les jours deux heures au moins avant l'aube.
Ringard de faire sans vergogne trois longues siestes par jour.
Ringard d'être amoureux d'une fée.
Ringard d'être strictement hétérosexuel.
Ringard de ne plus vouloir conduire depuis vingt ans.
Ringard de gratter du blues en solo dans mon coin sur des guitares déglinguées.
Ringard de m'être affublé d'un sobriquet anglo-saxon, comme le faisaient au début des sixties les chanteurs de variétés qu'on entendait à la radio.
Ringard de lire avec réjouissance et tous les jours Paul Léautaud, Cioran, Clément Rosset, Henri Roorda, Frédéric Schiffter.
Ringard de commencer mes journées par la lecture de Lucien de Samosate, d'Horace, de Montaigne, de Baltasar Gracian, de La Fontaine, de Schopenhauer.
Ringard de ne pouvoir me passer de la lecture de Gaston Chaissac et Jean Dubuffet.
Ringard d'exiger le vouvoiement.
Ringard de dire "Bonjour", "Au revoir", "Merci bien".
Ringard d'écrire mes mails comme des courriers à l'ancienne.
Ringard d'aimer regarder des heures durant les beaux nuages.
Ringard d'avoir reconstitué toute la bibliothèque de mon enfance.
Ringard d'avoir eu tant de chance avec les femmes et avec les meilleurs livres.
Ringard d'être sujet au cafard le plus noir et cependant d'éprouver une joie de vivre de plus en plus intense et irraisonnée.
Ringard de craindre les médecins encore plus que la maladie.
Ringard de ne jamais me plaindre.
Ringard d'être fier de ma scolarité catastrophique.
Ringard d'être allergique au baratin, aux fioritures, aux extravagances, aux simagrées, aux caprices, aux susceptibilités, aux indiscrétions, aux cacas nerveux, aux délires de l'affection, au chantage sentimental, aux réclamations d'attention, aux dettes d'intéret.
Ringard d'être l'homme le plus inremuable et le plus lent que je connaisse.
Ringard de n'avoir aucune mauvaise conscience de disposer des trois tiers de mon temps depuis plus de 20 ans et de n'en strictement rien faire.
Ringard d'aimer Gauguin, Millet et Miro.
Ringard d'écouter Ravel, Debussy, Satie, Gershwin.
Ringard de ne bouger de ma chaise de cuisine que pour aller m'allonger sur mon divan.
Ringard de ne pas aimer voyager, et même de redouter le moindre déplacement.
Ringard d'exécrer le caca et l'organique.
Ringard d'aimer les films de Georges Rouquier.
Ringard d'être si féroce misanthrope que je m'aventure le moins possible hors de ma tanière et que je me tiens sanitairement à distance.
Ringard de me contenter de ce que j'ai.
Ringard d'avoir perdu toute notion du temps et tout sens de la durée.
Ringard de n'avoir confiance en quasi personne.
Ringard de ne pas supporter la promiscuité.
Ringard de ne pas tolérer les familiarités.
Ringard de me méfier de tous ceux qui me veulent du bien.
Ringard de ne pas voter.
Ringard de me contrefoutre des actualités.
Ringard de toujours m'attendre au pire.
Ringard de me refuser à tout projet et de fuir tout engagement.
Ringard de ne possèder ni agenda ni carnet d'adresses.
Ringard de relire une fois par an Lolita, Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Rosie et le goût du cidre, Extinction, La Chronique fabuleuse, La Vie d'Henri Brulard, la trilogie des Enfants de Nobodaddy, etc…
Ringard d'être toqué depuis l'enfance de Robert-Louis Stevenson, Jean Ray, Lovecraft, Claude Seignolle, Arno Schmidt.
Ringard de placer au pinacle les écrits de Nicolas Bouvier et Jean-Loup Trassard.
Ringard de raffoler des désopilants Bill Bryson, Nigel Barley, Magnus Mills.
Ringard d'aimer Annie Hall, Stardust Memories, Manhattan, Radio days, Whatever Works.
Ringard d'avoir regardé tant de fois Taxi Driver, Les Affranchis, Casino.
Ringard de placer au plus haut les œuvres et les écrits de Tarkovski.
Ringard d'être excité depuis l'enfance par les films de Jacques Tati.
Ringard de passer des heures devant les photos de William Eggleston, Mario Giacomelli, Carmelo Bongiorno.
Ringard de tenir Raymond Depardon en très haute estime.
Ringard de raffoler de tous les films de Jean Rouch et de considérer depuis l'enfance son acteur fétiche Damouré Zika comme mon écrivain préféré.
Ringard d'écouter en boucle toute la sainte journée Chet Baker, Thelonious Monk, Miles Davis, Jon Hassell, Ran Blake, Terry Riley.
Ringard de m'être arrangé pour ne plus être concerné par le travail, la famille et la patrie.
Ringard de ne fréquenter aucun lieu de culte, de ne participer à aucune fête, de n'assister à aucun spectacle, de refuser les transports en commun.
Ringard de n'en faire qu'à ma tête.
Ringard d'être la pire des bourriques.
Ringard de me contrefoutre de l'opinion des autres.
Ringard d'être allergique au boucan de mes contemporains et imperméable au déluge de leurs mots d'ordre, sollicitations, emballements, lubies, espoirs, etc…
Ringard de pratiquer le suicide social radical avec jubilation et soulagement.
Ringard de ne plus jamais m'agiter.
Ringard de n'être partie prenante à rien.
Ringard d'être l'ami du hasard et de n'avoir jamais aucun programme.
Ringard de n'avoir à répondre présent nulle part.
Ringard de n'attendre rien de rien ni de personne.
Ringard d'être fidèle à tous les amis morts, dont je ne ferai jamais le deuil, et de poursuivre le dialogue avec eux.
Ringard de revendiquer cette ringardise, de n'en nourrir aucune honte, au contraire : d'en faire l'éloge.
Ringard d'être fier de l'être.
L. W.-O.