lundi 28 septembre 2015

L'épatante journée d'un glandeur

William Hogarth, Satire on false perspective, 1753



Je me suis levé comme tous les jours à 4 heures du matin.
J'ai ouvert en grand la fenêtre et j'ai aperçu en haut à droite dans un ciel merdeux l'éclipse de la Super Blood Moon en gromelant un "Mouais…" puis un "Bof…".
J'ai percolé un café d'une noirceur que la nuit n'a jamais en ville.
J'ai roulé une cigarette et je l'ai fumée paisiblement.
J'ai relu dix pages de Montaigne.
J'ai applaudi Montaigne.
J'ai mis en sourdine de la musique éthiopienne, en pensant à la brouette cassée hier dans son verger breton par mon ami le pirate Roussiez, autre amateur de musique éthiopienne.
Je me suis dit, n'en revenant pas, moi le grabataire volontaire, que j'avais fait dix kilomètres à pied hier, chargé comme un sherpa.
Tandis que le jour se levait, j'ai relu L'agonie de la clarté de Cioran, puis tant que j'y étais, au recto, ses vacheries sur Heidegger et noté mentalement, en me jurant un Never forget it !, son "Plus jamais de verbiage… Génial !" et son "La volonté d'être profond, de faire du profond, consiste à forcer le langage en évitant à tout prix l'expression normale, l'expression inévitable."
J'ai feuilleté l'album de reproductions de Hogarth acheté hier pour 50 centimes, louché sur ses fausses perspectives et de fait resongé aux lettres d'Angleterre de Lichtenberg.
Ne sachant qu'en faire, plutôt que de la mettre à la poubelle, j'ai aimanté sur mon frigo la bande orange fluo du Cahier de l'Herne consacré à Cioran, juste en face de moi : "Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question."
J'ai relu d'un œil torve les dix pages de vacheries contre Michel Onfray improvisées hier à la même heure pour le fun et aussi pour me venger d'une rage de dent et des saloperies d'Onfray sur Cioran, reprises dans le Cahier de l'Herne.
J'allais, comme la bande du numéro Cioran, les mettre à la poubelle mais au dernier moment j'ai grâcié ces pages un tantinet délirantes, me disant que j'allais les relire la tête plus froide et voir si par hasard je n'en serais pas mieux débarrassé en les mettant en ligne sur la Toile, grand égoût général.
J'ai observé par la fenêtre de mon premier étage l'éloquent soulagement des bipèdes sublunaires à quitter leur domicile et leur empressement vigoureux à filer au boulot.
Je suis retourné glander sans une once de vergogne, en me frottant les mains et en sifflotant.
J'ai renoncé comme tous les jours depuis un mois à changer la corde de cassée sur ma Stratocaster, car cela m'emmerde au plus haut point et puis même changée cette saloperie de corde va sans cesse se désaccorder pendant des jours jusqu'au moment où elle va se stabiliser et alors c'est la corde de Mi, dont le filetage est si usé, qui va lâcher à son tour, et ainsi de suite…
J'ai roulé ma 10è cigarette de Caporal et attaqué mon deuxième litre de café.
J'ai lu dans un catalogue de Drouot un bristol de Julien Gracq reproduit au format en me demandant, (avec l'idée de les revendre vu le prix tapé par la maison Piasa) où j'avais bien pu fourrer les courriers qu'il m'avait envoyés jadis, et surtout ses chèques que je n'avais pas encaissés.
J'ai relu dans Poirer le Papillon, une lettre de Jean Dubuffet à Pierre Bettencourt, datée du 7 février 1980 : "Je suis à cette heure mal en point. Ma mayonnaise s'est mise à tourner. C'était une émulsion de fragile stabilité. Faite (comme la vôtre) d'ingrédients peu conciliables; s'alimentant à divers branchements soufflant en sens contraire; s'alimentant même justement de cette confrontation même de souffles opposés. Il arrive à la fin que sans en prendre conscience on est devenu trop vieux. La haute pile des années soudainement perd son équilibre. Je vous embrasse."
J'ai réalisé à quel point ma tanière est envahie par une délirante luxuriance végétale, naturelle et artificielle : "Tu es le Des Esseintes de la rue de la Mouche, il y a ici plus de plantes et fleurs que dans tout le quartier" me suis-je dit — et j'ai aussitôt pensé : "que sur ta future tombe."
Là-dessus j'ai enfin regardé l'heure, émis un "Oh Merde !" et, méditant la phrase de Cioran sur le frigo, je me suis remis au best-seller dont dépend ma rédemption, car sinon, plus vite que je l'imagine, le clochard volontaire à domicile sera pour de bon à la rue avec les albanais et les rats.
Mais fort heureusement je n'en étais pas encore là, j'avais du bon café, du bon tabac, des bons livres et je savais d'avance que la journée serait aussi épatante que ce que j'allais improviser sur le piano à lettres.
L. W.-O.







vendredi 25 septembre 2015

Grand succès de la soirée Thomas Bernhard à la salle-des-fêtes


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"Nous nous reconnaissons en tout être humain, peu importe qui il est et nous sommes condamnés à être chacun de ces êtres humains, tant que nous existons. Nous sommes toutes ces existences et tous ces existants ensemble, nous sommes à la recherche de nous-mêmes et nous ne nous trouvons pourtant pas, si instamment que nous nous y efforcions."

Thomas Bernhard, La cave
trad. A. Kohn, Gallimard ©

jeudi 24 septembre 2015

Cours toujours !


Quand ces crétins de pauvres comprendront-ils qu'ils peuvent toujours courir ?
L. W.-O.

mercredi 23 septembre 2015

Pas un jour sans Bukowski !














Depuis plus d’un an, j’ai entrepris de relire TOUT Bukowski.

Certes, dès les premières traductions des années 70, j’avais déjà lu, avec l’avidité d’un mort de soif, chaque volume qui sortait au compte-goutte de ce côté-ci de l’Atlantique, chaque article, chaque interview, le moindre entrefilet le concernant. J’avais même bien-sûr acquis certains livres en VO et pinaillé dedans avec mon foireux anglais d’autodidacte de la montagne. 

J’avais vu à leur sortie les exécrables films tirés de son œuvre, et fuyant la salle avant la fin j’avais uriné sous les affiches. 

J’avais fait taire mon aversion pour l’immonde Bernard Pivot et regardé en direct Apostrophes quand le grand Buk y avait été invité, pour y être traité avec un effarant mépris, entre autres par ce crétin de Cavanna, qui lui lança un ignoble « ta gueule Bukowski ! », car vexé à mort de n’apparaître que comme un minus verbeux et gesticulant à côté de l’impérial Buk, qui crevait l’écran et rayonnait. En quelques minutes burlesques de périlleux direct, Bukowski, pourtant traité de pornographe et exhibé comme tel, nous avait révélé à quel point l’émission Apostrophes comme toute la télévision, dont elle était le fleuron et la caution culturelle, n’était en fait qu’obscénité et vulgarité répugnantes. Preuve en est qu’il fut finalement viré sans ménagement du plateau par le joufflu et rougeaud cravaté Pivot. J’avais alors craché contre l’écran le plus gros mollard de ma vie.

Mais ce n’est qu’en le relisant ces derniers mois, reprenant tout à zéro, que j’ai enfin eu le sentiment d’être touché par la grâce. J’ai dû en convenir : jusque-là je n’avais pas su lire Bukowski, comme d’ailleurs la plupart des auteurs dont je m’étais entiché parfois jusqu’au délire.

Arno Schmidt m’avait pourtant prévenu depuis longtemps avec son affirmation que la plupart des livres ne peuvent être vraiment goûtés qu’après la cinquantaine. Mais cette vérité est bien-sûr difficilement admissible tant qu'on est encore loin d'avoir atteint cet âge vénérable.

Textes en VO, traductions épatantes, traductions effarantes, entretiens, poèmes, récits, contes, correspondances, autobiographies, fictions, tout m’est bon. Pas un seul jour sans Bukowski. Pas un seul jour sans m’en doper. Pas un seul jour sans lui rendre grâce.

Il en va de la lecture comme de l’écriture : les bons yeux et l’oreille ne s’ouvrent que si la vie vous en a fait bavé au point de ne plus se faire d’illusion à son sujet et que vous l’avez vue bien en face, pas baisante pour deux ronds.

Le lecteur sérieux est celui qui a enfin compris dans toute sa chair et le moindre de ses nerfs que tout est foutu. Pire : foutu d'avance ! Que le dialogue est impossible avec qui que ce soit, sauf exception miraculeuse, et que la (appelons-ça comme ça) littérature est la forme la plus délicate et la plus forte des rapports que nous pouvons jamais espérer avec les bipèdes sublunaires.

Vous n’aimez pas Bukowski ? Vous n’arrivez pas à le lire ? Vous vous en contrefoutez ?  L’homme vous rebute ? L’auteur ne vous convainc pas ? Son ton vous exaspère ? La légende vous canule ? Vous le prenez pour un gros dégueulasse ? Vous trouvez cela mal et trop vite torché ? Vous avez déjà donné ? Vous êtes passé à autre chose de plus sérieux ? Tiens donc !

Mais quand tôt ou tard, et plus vite que vous le pensez, vous n’aurez plus la latitude de faire le malin, quand vous serez au fond du trou sinon au bout du rouleau, quand tout le monde vous aura laissé tomber, quand vous ne pourrez même plus compter sur cet inconsistant guignol, le « vous-même », tâchez alors d’en rabattre et de vous souvenir que le vieux Hank et ses livres sont là, auxquels on peut se raccrocher avec sureté, se redoper, tenir tête à la catastrophe. 

Quand il n’y a plus personne, le vieux Hank vous tend la main. La moindre de ses pages vous parle quand plus rien ne vous dit quelque chose.
L. W.-O.




mardi 22 septembre 2015

"Personne n'arrive à se persuader du néant de ce qu'il fait…"



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" La raison pour laquelle personne ne voit ses défauts, et surtout pas un écrivain, la voici : quand on écrit, même sur des choses insipides, on se trouve forcément dans une excitation qu'on prend facilement pour de l'inspiration ; même pour rédiger une carte-postale, il faut un minimum de "chaleur", en tout cas une absence d'indifférence, un soupçon de rythme. Comme rien ne se fait à froid, dès qu'on a éxécuté quelque chose, on se croit… du talent. Personne n'arrive à se persuader du néant de ce qu'il fait. Toute forme de "création" exige une participation de notre être. Et nous ne pouvons concevoir que ce qui émane de nous ne vaille strictement rien. "
Cioran, Cahiers

samedi 19 septembre 2015

Sagesse de François Caradec


Autoportrait au mégot de tabac Bergerac
par Louis Watt-Owen © 
Saône-et-Loire, juillet 1994

"Trop paresseux : je reste assis, par prudence."
François Caradec 
extrait d'une lettre à  L. Watt-Owen
expédiée de la rue Gazan le 11 avril 2004




vendredi 18 septembre 2015

"N'abandonnons pas la vie aux imbéciles qui la consomment comme du porridge…"



Edward Power Biggs, Organ / J.S. Bach BWV 578


"(…) Je venais de traverser un enfer plus effroyable que tout ce que chacun a jamais pu imaginer, et j'avais tendance à penser que j'en verrais d'autres, d'où ma philosophie : tant que nous respirons, nous ne devrions pas nous arrêter de rire, mais les livres nous prèchent le contraire, les livres ne s'attachent qu'aux vies monotones, qu'aux vies très monotones, et sur le ton le plus monotone qui soit — pas un seul d'entre eux ne s'attaque à la lèpre de l'ennui ; n'abandonnons pas la vie aux imbéciles qui la consomment comme du porridge, ne l'abandonnons pas non plus aux filles pleines de gin. Tiens, aujourd'hui, je vais péter une vitre et écouter E. Power Biggs jouer de l'orgue. Et vous, qu'est-ce qui vous empèche d'en faire autant ? (…) "

Charles Bukowski (1961)
Un carnet taché de vin
© Editions Grasset (2015)
traduit par A. et G. Guegan

jeudi 10 septembre 2015

Emma Beuverie

Photo de Stephan Vanfleteren ©
piquée sur l'excellent blog Nos Consolations

"Quelques-uns prétendent même que j'ai l'air d'un ivrogne, etc…" 
Gustave Flaubert, à Amélie Bosquet (nov. 1859)

jeudi 3 septembre 2015

Chez Dudule

Dudule devant sa maison du Bonheur
© L'Yonne Républicaine / Centre-France


Chez Dudule, Yonne, juillet 2015
Photo ratée par Louis Watt-Owen ©

Chez Dudule, Yonne, juillet 2015
Photo ratée par Louis Watt-Owen ©

Chez Dudule, Yonne, juillet 2015
Photo ratée par Louis Watt-Owen ©


Chez Dudule, Yonne, juillet 2015
Photo ratée par Louis Watt-Owen ©

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Dans l'Yonne, du moins entre Semur-en-Auxois et Auxerre, sur des dizaines de kilomètres à la ronde, le jaune domine et tape très vite sur les nerfs. 
Après la luxuriance splendide des verdures de la Côte-d'Or, on est par contraste accablé par le jaune des emblavements à perte de vue, effarants de monotonie surtout taillés en brosse par les industrieux céréaliers subventionnés, et sous le cagnard caniculaire c'est encore plus atrocement jaune. 
Il y a bien ça et là, sur les éminences, quelques ilôts d'arbres, mais le soleil les a eux aussi grillés dans les même tons. 
Dans les bleds,  les murs, tous "vieilles pierres", sont d'un jaune de crâne déterré, qui dope par contraste les agressives quadrichromies géantes des publicités, seules exceptions. 
De fait quand tout à trac, écoeuré de ces nauséeuses jauneries qui portent sur le foie, on tombe sur la soudaine maison bleue de Dudule (le nom est écrit en gros sur la façade), on n'en croit pas ses yeux. La maison à moitié bleue devrait-on dire : car elle n'est ainsi ripolinée qu'à mi-hauteur des murs, comme si le fameux Dudule, pourtant sapeur-pompier émérite, n'avait ni échelle ni escabeau pour finir le haut. 
On freine, interloqué, mais on aperçoit illico, en rouge bien vif, bien lisible, sur la porte, un panneau sans doute volé sur un ball-trap : TIR À BALLES. Alors bien-sûr on réappuye à fond sur le champignon.
Je suis passé devant cet antre singulier des vingtaines de fois pour aller faire les courses, chaque fois plus intrigué et réjoui, mais je n'ai jamais osé aller frapper. Je me suis contenté de rater quelques photos à la volée.
Une petite enquête cybernétique, depuis la wifi d'un MacDo, m'apprit que la presse locale avait déjà publicité la curiosité et le phénomène dit Dudule. Ce Dudule ne devait donc pas être si farouche, puisqu'il avait accepté de poser rigolard pour le canard régional. Il est retraité de la Rocamat, où il fut tailleur de pierre. La seule façade insolite laissait toutefois subodorer de mirifiques trésors à l'intérieur (et aussi dans son bois de la route de Gland, où les arbres sont peints en bleu !). 
Ce tailleur de pierre retraité pratiquait-il la sculpture ? Je l'ai cru un moment, mais las ! Il se contente d'accumuler et assembler des trouvailles de hasard, de découper les journaux et magazines et d'en décorer baroquement ses murs sans souci des conseils de M6. Il recopie en gros des citations qu'il colle sur ses vitres. Il a fait proliférer pour son pur plaisir un joyeux bordel au beau milieu duquel il rayonne et jubile, depuis sa table à toile cirée. Et pleure aussi sans doute, désormais si seul. 
Il est chez lui, et ce chez-lui ne ressemble à aucun autre, il se contrefout des ragots des malveillants, il vit tête haute, il se ressert un godet, il bricole ses assemblages quand il s'ennuie, il cisaille à la diable les photos dans les canards, quand des phrases et formules lui sautent aux yeux, il se les approprie et les détourne. Nulle provocation. Nulle intention artistique, même "brute" ou sauvage. Rien que le pur plaisir. C'est-à-dire le contraire d'une manie de "rigolo". Ses joyeusetés ne sont si éclatantes que sur fond de l'incontournable horreur de la tragédie. 
Dudule n'est pas fou, comme le prétendent certains voisins, sauf de chagrin. Car la mort est passée par-là, affreuse, lui enlevant sa femme il y a quelques mois. C'est alors qu'il s'est lancé dans ses accumulations et découpages et peinturlurages. Sa femme, elle, n'aurait jamais toléré l'envahissement de ce bric-à-brac. 
Ce n'est pas faute d'escabeau qu'il n'a peint que le bas de sa façade en bleu. Un de ces jours, dit-on, il veut finir le haut, en rouge. Et à la diable ! Au jet ou au seau !

L. W.-O.
Bonus : pour en savoir encore bien plus, on aurait profit de lire les commentaires  !


À propos de cette curieuse maison bleue, on en verra et lira plus et mieux sur le blog Animula Vagula. Et on en profitera, si on ne le connait pas déjà, pour visiter ses incroyables archives, si riches, que ses animateurs ont bourré de trésors et surprises. Ce site consacré à l'art brut et plus largement aux phénomènes et lieux singuliers est sans aucun doute le meilleur du genre. Tant par les révélations et informations précieuses que par le style, et de fait l'humour, denrées si rares sur la Toile. On se délecte donc à s'y promerner et lire au beau hasard. On ne revient jamais bredouille de choses inoubliables et qui chassent joyeusement les démons de la connerie générale et du blabla artistique effarant des contemporains. Animula Vagula fête son 1000ème billet ! Et du même coup ses dix ans, lancé qu'il fut en 2005, (un an avant le mien !). À l'époque c'était être audacieux pionnier que d'ouvrir une telle station cybernétique. Tenir sans lasser pendant dix années n'est pas rien, et révélateur de tout l'intéret et de la joie qu'y viennent chercher et trouvent ses visiteurs, aussitôt aficionados insatiables et exigeants. Gloire à Animula Vagula ! Et longue vie cybernétique ! 
L. W.-O.