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Ci-dessus, une archive de La Main de singe : le fac-similé de Que dois-je faire ?, une "histoire" d'Arno Schmidt traduite par Claude Riehl dans le N°10 de la revue, en 1994. Cette nouvelle a été reprise dans le recueil Histoires, paru aux Éditions Tristram. © Éditions Tristram.
Avis : je donnerai bientôt une plaquette bibliographique répertoriant toutes les parutions d'Arno Schmidt et Claude Riehl dans La Main de singe. C'est si copieux que je n'en reviens pas moi-même.
(Puisqu'on me réclame les archives de la revue et du blog, je redonne ici ce billet paru voici deux ans.)
Dans Que dois-je faire ?, (lire ce texte ci-dessus) Arno Schmidt s'inquiète très sérieusement du phénomène mimétique de la lecture et des gros dégâts dans la population : "Lire est terrible ! (...) Ces zigomars — les auteurs — font en définitive ce qu'ils veulent avec nous." On devient ce qu'on lit, en tout cas toute lecture captivée influe puissamment sur son lecteur. C'est déjà le syndrome Bovary : empoisonnée par le baratin romantique, elle finit par voler chez Homais de quoi se tuer. Et si Flaubert avait raté son coup ? Et si sa Bovary avait intoxiqué, fait des émules plutôt qu'ouvert les yeux et dopé les jugeottes par l'exemple ridicule et tragique de cette femme plus bête que Bouvard et Pécuchet réunis ? Existe-t-il seulement des statistiques du nombre de suicides ou de mort subites chez les lectrices de la Bovary ? On serait sans doute atrocement surpris. Et le bouquin retiré fissa des programmes scolaires. Cent cinquante ans plus tard, il y aurait un nouveau procès, pour mise à l'index. 100 000 familles se constitueraient partie civile. (Mais, à part Pierre Dumayet, qui s'est jamais intéressé sérieusement aux lecteurs "amateurs" de Flaubert ?)
Plus grave ? Combien de Bovary se prennent pour Flaubert et préfèrent empoisonner les libraires avec des autofictions !?!
Le moindre battement d'ailes de ce papillon géant qu'est un livre provoque le pire.
Arno Schmidt allait même jusqu'à affirmer que la vie prétendue réelle n'est que la caricature de nos grands romans. Et ce n'était pas plus une plaisanterie que Schmidt un petit plaisantin de plus.
Bon, mais en même temps si on part comme ça pour attaquer sa journée de lecteur, eh bien on ne peut rien lire, on se méfie de tout. Même des modes d'emploi, des étiquettes, de ses propres papiers d'identité.
En d'autres termes : je n'aurais pas dû commencer ce matin par le Que dois-je faire ? d'Arno Schmidt. Car c'est maintenant une question que je vais me poser toute la journée. (Quand on commence cette petite histoire, d'abord on ne comprend pas bien le pourquoi du comment de ce titre, aux relents d'allusion léniniste. Trois minutes plus tard, après le point final, on en est bien pénétré.) Si il y a un zigomar dont il faut se méfier, car le lire peut s'avérer terrible, c'est bien Arno Schmidt. Claude Riehl, son traducteur de ce côté-ci de la ligne Siegfried, en a su quelque chose, car après en avoir bavé pendant tant d'années il a fini par y laisser sa peau.
Fort heureusement il y a un recours : la littérature technique. Mon péché mignon. Raoul Marquis, René Champly, ou encore Péchalat. Certains me font bicher depuis quarante ans ! Et ce Schmidt, finalement, je ne le range pas dans la catégorie des romanciers mais sur le rayon des enfonceurs de clous, fileteurs, frigoristes et autres arpenteurs. Ses "romans", comme ses essais critiques, je les lis aussi comme de fiables manuels pratiques. Puisque tant de ses phrases viennent directement de cette littérature technique. J'ai même eu l'honneur de feuilleter sa collection dans sa propre bibliothèque (en pestant contre l'absence de cendrier ! Et ces non-fumeurs ! Du coup j'ai fait des cratères lunaires sur ses carpettes synthétiques et son fauteuil de skaï, sur les accoudoirs, là où il pianotait des doigts).
Je rachète toute la littérature technique que je déniche. Ou presque, car chez les revendeurs de papiers du diable ces ouvrages pour apprentis ou professionnels ne sont pas les moins onéreux. Une E.O. de Céline vaut souvent moins qu'un vieux fascicule de Graffigny. Mon hallucinant Manuel du frigoriste m'a coûté nettement plus que le Hatteras en Hetzel non-polychrome. Et les aficionados de ces proses d'ingénieur sont nombreux et virils : combien de fois en suis-je venu au catch, contre d'épaisses brutes qui empoignaient mes trouvailles !! Il y a moins de combats d'homme pour la drouille littéraire. (Sauf peut-être dans le cabinet des curiosa, mais je ne me fourre jamais dans cette backroom !)
Quant à se mettre à imiter les fabuleux ingénieurs et les artisans efficaces et se prendre pour l'apprenti-plombier ou un ravaleur-vernisseur de bibliothèques, minute papillon ! Car je ne risque pas de courir illico chez Bricolo pour m'équiper… Car bien évidemment je ne sais plus rien faire de mes dix doigts (alors qu'à la ferme on m'a mis jusqu'à 25 ans tous les outils, et aussi toutes les armes, en main, tout appris pour survivre en parfaite autarcie : la fin du monde pouvait bien arriver). Même écrire, littérallement tracer des mots, m'est difficile, m'horripile : je tire la langue quand je pince mon bic et pris de vertige je ne quitte pas des yeux ce fil de funambule qu'est la ligne du quadrillage.
Comment ne pas faire éclater la joue inférieure de la mortaise. Dresser un poteau courbe. Disposition d'une cheville à tire. Tracer un cadre d'huisserie à chapeau… "Dans les huisseries, il se trouve parfois des défauts sur les parties replanies du travail; ces défauts sont soit nœuds vicieux, soit gros éclat; il faut les cacher, les arranger pour qu'ils ne paraîssent point ou peu à la vue…" etc… Le Péchalat est ma bible du moment. L'idéal pour bien attaquer la journée, en panachant sa lecture avec un peu d'Écclésiaste, du Léautaud, du Frédéric Schiffter et du Baltasar Gracian. Mais gare à Schmidt au saut du lit, toujours la prudence ! Toujours la prudence avec ce Schmidt ! On est averti.
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