jeudi 17 février 2011

" Et un homme qui a fait des pertes, allez ! "



Comme on me la redemande, je redonne bien volontiers cette chronique parue sur ce blog en 2007 et bazardée depuis avec toutes les hénaurmes archives.

Arno Schmidt (encore lui !) avait fait sien, non sans raisons, car il en avait connu les inconvénients, ce mot d'Humboldt : "Celui qui veut connaître de son vivant les tourments de l'enfer, qu'il vende sa bibliothèque !". Il ne redoutait pas que les dangers de la misère, mais aussi ceux du vol et du feu. De fait, il fit bâtir près de sa baraque en préfabriqué, un robuste bunker blindé, garanti à l'épreuve des flammes et de la crapule. Mais il n'y mit guère à l'abri que ses propres travaux, et ses fameux fichiers. La bibliothèque merveilleuse resta clouée aux murs de son branlant sweet home. Quant aux risques de la misère, le miracle du "Prix Nobel privé" que lui décerna son admirateur, Jan Philipp Reemtsma, en éloigna dans les dernières années le spectre hideux. Définitivement.

Je ne suis pas mécontent d'avoir découvert par hasard tout à l'heure que, ce mot, Alexander von Humboldt l'avait déjà fait sien en le trouvant chez un autre, qui lui-même l'avait sans doute volé à un autre pour les mêmes raisons. Les compagnons de cet enfer se reconnaissent entre eux. J'ai dû revendre deux fois ma propre bibliothèque durant ces quinze dernières années, et je recommence, volume par volume, une troisième fois, mais je ne le ferai pas mien à mon tour.

Dieu sait pourtant si je sais comme elle est longue et ennuyeuse la nuit de l'insomniaque devant les rayons vides !

(Mais il me restait au moins tout Schmidt, car celui-là — qui n'est pourtant pas mon auteur préféré, pas mon chouchou, mais un type à qui j'en veux aussi beaucoup, par exemple d'avoir tué mon ami à la rude tâche de le traduire : le KO technique fut définitif —, celui-là c'est le seul que je n'ai jamais revendu. S'il ne devait en rester qu'un, c'était lui.)

Je m'en étais ouvert autrefois à Jean-Jacques Lerrant, qui fut, tout jeune, le secrétaire de rédaction de Confluence, la revue de René Tavernier. Il me raconta qu'Henri Michaux lui avait fait la même confidence, juste après guerre. La dèche l'avait contraint à revendre ses livres, pour survivre. Et Michaux, pas seulement par élégance, en souriait énigmatiquement.

Être capable d'aller revendre, en souriant, en sifflotant !, avec autant de jubilation que le jour où je les avais dénichés, les livres auxquels je suis le plus vitalement attaché ! Je n'en suis pas peu fier ! Car ce détachement n'est donc pas du chiqué ! Il faut abominer toute addiction. Se contenter de trois fois rien. Comme disait encore ce Schmidt (mais, notez son emploi du conditionnel, car c'était pour lui vœu pieu ou plan sur la comète) : " Tout ce qu'on possède devrait tenir dans une boîte d'allumettes !!! " Comme cela lui aurait été bien impossible, il trouva l'astuce d'acheter une maison en bois d'allumettes, pour y loger son cabinet d'amateur.

Et qu'on ne croit pas qu'il n'y a pas eu déchirement à vider mes rayonnages. Le jour où l'on porte chez le revendeur de papiers-du-diable tout Thomas Bernhard ou tout Clément Rosset, sinon rien que l'édition originale (oh dépareiller ma collection des Voyages Imaginaires !!!) du Comte de Gabalis, du Nils Klim ou du Peter Wilkins, c'est évidemment un cruel crève-cœur, et on a bien le temps, en route, de faire une espèce de bilan social qui fait un peu frémir : en arriver là ! etc… Tomber si bas, etc… (Mais je ne vais tout de même pas aller chercher du boulot ! Tel est le grand luxe, inestimable, de ma misère volontaire : je dispose depuis vingt ans des trois tiers de chaque jour). Aller brader à vil prix sa bibliothèque est le grand test.  On va avec moins de réticence se faire arracher (à ses frais !!) les plus belles de ses dents. J'ai même fait autrefois à Genève, pour un reportage, de beaux clichés d'un condamné à la castration, hilare, en route vers le sécateur. Deux kilos de Cioran et tout Nietszche pour quinze euros. Même pas de quoi acheter une dernière balle ou un steak de cheval.

Mais on me dira que je devrais plutôt revendre en priorité les mauvais livres ? D'abord : j'évite d'acheter ce genre d'articles. Par ailleurs : ils ne valent rien et les bouquinistes n'en veulent pas. Ensuite : quelle honte d'aller refourguer de telles âneries à un professionnel qui connait toute la drouille; ce serait encore pire que d'être pris en flagrant délit de les acheter — il est déjà assez honteux en soi d'aller revendre les meilleurs et plus rares ouvrages. Enfin : quand je ne peux pas lire un livre, faute d'avoir son auteur sous la main, je le jette par les fenêtres, comme, quand j'en ai, le fric — autres vieux papiers du diable…!

Si j'enrage d'avoir revendu mes derniers Jules Verne (et pour pas cher : le polychrome ne brillait guère ! et mes braises avaient creusé des cratères), c'est que j'ai complètement oublié que je cachais dans ces forts volumes, comme les vieux paysans entre les draps de l'armoire, les gros billets mis à gauche "au cas où"…

" Et un homme qui a fait des pertes, allez ! ". Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien.
L. W.-O.

1 commentaire:

Le Marquis de l'Orée a dit…

Ah Louis, un bel incendie a tout de même un étrange avantage: chaque nouveau livre racheté est un étranger pour toujours. Que perdre de plus ? Les miens non seulement étaient remplis de remarques souvent désobligeantes pour l'auteur (Léautaud, lui, arrachait les pages qui lui déplaisaient!), mais il en émanait une odeur de grenier ou de moisissure, et tant d'autres qui me rappelaient mes habitations successives (j'en suis à vingt déménagements environ).
Etranger au monde puis étranger aux livres...
J'ai donc commencé un potager, et à chaque fois que je gratte la terre je pense désormais à Houellebecq:

"Le triomphe de la végétation est total."

Et je bêche en riant.