"(…) La littérature française, Dieu     merci, peut se passer de mes services. Elle ne manque pas de bras,  la littérature française, ça fait plaisir. Elle ne manque pas de mains.  On en a pour tous les goûts, pour toutes les besognes.     On a des anxieux, des maux du siècle, des durs et des mous, des bien  fringués, des chefs de rayon. On a les officiels en jaquette, pour  centenaires et inaugurations de bustes. On a les     anarchistes qui portent un pull-over jonquille et qui sont saouls à  onze heures du matin. Ceux qui sont au courant de l'imparfait du  subjonctif, ceux qui écrivent merde, ceux qui ont un     message à délivrer et ceux qui sont les gardiens de la tradition  nationale. Les facteurs, les gendarmes. Ceux qui me font penser à mon  cousin Virgile qui n'était bon à rien : alors il s'est     engagé et puis il est devenu sous-officier - voilà où ça mène de  s'engager. Les littérateurs engagés, les littérateurs encagés. Il y a  ceux à qui le noir va bien, et ceux qui préfèrent le rose,     et ceux qui aiment mieux le tricolore. Ceux qui ont le cœur sur la  plume. Et les psychologues, et les pédérastes, et les humanistes, et les  attendris, et les enfants du peuple à qui ça fait mal     au cœur de posséder tant de culture à eux tout seuls, et les  moralistes nietzschéens qui ont été élevés dans une institution de  Neuilly. On a de tout, on n'en finit pas. On a ceux qui giflent     les morts et qui conchient l'armée française, et puis qui se  rangent, qui ne plaisantent pas avec la consigne. Les travailleurs de  choc qui vous édifient des trente volumes de roman, et toute     l'époque est dedans, il y a des tables et des index méthodiques pour  qu'on s'y retrouve. Ceux qui font des conférences dans les provinces,  avec trois anecdotes et un couplet moral planté dessus     comme une mariée en plâtre sur un gâteau de mariage. Et les petits  jeunes gens qui parlent tout le temps de leur génération. Et s'ils  racontent en deux cents vingt pages qu'ils ont fait un enfant     à la bonne de leur mère, cela devient le drame d'une génération...  (...) »      
Georges Hyvernaud, Le wagon à vaches (Denoel / 1953)
Réédition Le Dilettante
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| Dessin de Georges Hyvernaud | 
" C’était bien le pyjama rose qui m’était annoncé pour lundi dernier. Et  il faut croire que mon goût se gâte : je ne le trouve pas si moche que  ça ! Même, en comparaison du pyjama à ramages qu’arbore un de mes  compagnons, il fait discret et distingué. Toute la chambrée, dont la  culture musicale est au niveau de celle de E. , a chanté : " C’était  un pyjama rose - avec un p’tit homme dedans ". Le petit homme, en tout  cas, se trouve bien dans son lit depuis que les couvertures ne lui  grattent plus les jambes. Et il passe confortablement des nuits où  pourtant il fait plutôt frais. Froid vif, en effet, toute cette semaine.  La campagne enneigée, sous un ciel très clair et très dur, semblait  bleue l’après-midi et rose à la tombée du jour. J’ai beaucoup vécu à la  cantine, avec l’inépuisable Montaigne. 2 clans hostiles se disputent  âprement les meilleures places de la cantine (les plus près du feu) :  les joueurs de bridge et les " intellectuels ", ces derniers comprenant  tout ce qui lit quelque chose, traité de mécanique ou roman policier.  Mardi, colis de Mammy : les chaussettes, du savon, du sucre dans des  petits pots granulés et pailletés où poussaient des tulipes  artificielles que tu avais offertes à Père et Mère à notre 1er Nouvel  An. J’ai été tout remué de les revoir. Il y a ainsi de vifs rappels du  passé : hier soir j ’ai écouté une lecture commentée d’Électre.  J’en ai eu pour une heure, dans mon lit et dans le pyjama rose, à  rêvasser au temps des soirées à l’Athénée. À des temps qui  recommenceront, heureusement ! Pas de lettre cette semaine.  "
Lettre du lundi 3 février 1941
" Le pire de tout,  c'est les cabinets. Quand je veux former une image dense et  irréprochable du bonheur, c'est à des cabinets que je pense. À des  cabinets bien enfermés de murs blancs, dallés de clair, verrouillés. Je  suis assis dignement sur la couronne de bois verni, dans ma dignité  d'homme libre. Je suis assis au centre d'un épais silence savoureux. Un  silence blanc, luisant, crémeux. Il y a contre le mur une boîte de  faïence d'où pend un rectangle de papier hygiénique. Il y a au-dessus de  ma tête une chaînette munie d'une poignée de faïence. Je suis assis.  J'ai tout mon temps et toute ma liberté. Je puis parler seul, lire des  vers. Je puis penser à l'immortalité de l'âme, si ça me chante... 
Les  cabinets, ici, c'est une baraque badigeonnée d'un brun ignoble, avec une  porte qui ne ferme pas et des vitres cassées. Seize sièges là-dedans,  huit d'un côté, huit de l'autre. Et des traces de merde sèche sur les  sièges. On s'installe côte à côte, dos à dos. Seize types sur leurs  seize sièges, alignès, identiques, pareillement attentifs au travail de  leurs boyaux. Chacun a une feuille de papier à la main, comme une  demoiselle qui s'apprête à chanter dans un salon. Ils s'efforcent  ensemble, mornes, soucieux, confondant leurs bruits et leurs odeurs. Et  d'autres, debout contre la paroi goudronnée, pissent. Un petit ruisseau  d'urine mousseuse coule à leurs pieds. Et il y a encore ceux qui  attendent leur tour en causant de leur famille ou de leur constipation.  Fraternité des barbelés. Fraternité dans la puanteur et la flatulence.  Tout le monde ensemble dans un gargouillis de paroles, d'urine et de  tripes. De temps en temps quelqu'un se soulève un peu, et, retenant  d'une main son pantalon, de l'autre, soigneusement, se torche. Au  suivant. On se bouscule autour du trou. On proteste : Grouillez-vous un  peu, bon dieu.
J'aimerais autant parler d'autre chose. De choses claires. Parler des claires jeunes filles, ou d'un regard de vieille dame, ou d'un peuplier au bord de la route. Parler d'un poème, d'une écharpe, d'un tableau de Matisse. Mais tout cela n'existe plus. C'est fini. Il n'y a plus de couleurs, de feuillages ni de regards. Tout a été englouti dans une catastrophe informe. Tout est foutu. Il n'y a plus, au milieu d'un univers détruit, que cette baraque où l'on se soulage en tas. Tout est vide et mort. Et au milieu du vide et de la mort, il ne reste plus que cet asile de la défécation en commun…
Quand même, les cabinets, cela résume mieux notre condition. Mieux que les punaises. C'est plus complet, plus significatif. Avec même un air loufoque, une qualité d'humour sordide. Pour prendre pleinement conscience de ce qui nous est arrivé, rien de tel que de s'accroupir fesse à fesse dans les latrines. Voilà ce qu ils ont fait de nous. Et on s'imaginait qu'on avait une âme, ou quelque chose d'approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n'a pas d'âme. On n'a que des tripes. On s'emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C'est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu'on était à part, qu'on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l'odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d'hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problêmes. On était fier de ses problêmes, de ses angoisses. On n'est plus fier de rien, maintenant. Et il n'y a plus qu'un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S'emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l'indistinction de la merde. On ne s'appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d'aisances.
(…) On publiera de belles choses sur l'énergie spirituelle des captifs. Et on ne dira rien des cabinets. C'est pourtant ça l'important. Cette fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute l'abjection de la captivité est là, et l'Histoire, et le destin. En voilà un bouquin que j'aurais aimé écrire. Bien simplement, bien honnêtement. Un bouquin désolant, qui aurait l'odeur des cabinets et il faudrait que chacun la sentit et y reconnût l'odeur insoutenable de sa vie, l'odeur de son époque. Et que toute l'époque lui apparût comme une mélasse d'êtres sans pensée, sans squelette, grouillant dans les cabinets, comme nous, s'emplissant et se vidant avec gravité, sans fin et sans but. Et que le sens, le non-sens de l'époque fût là-dedans, visible, lisible, incontestable.
J'aimerais autant parler d'autre chose. De choses claires. Parler des claires jeunes filles, ou d'un regard de vieille dame, ou d'un peuplier au bord de la route. Parler d'un poème, d'une écharpe, d'un tableau de Matisse. Mais tout cela n'existe plus. C'est fini. Il n'y a plus de couleurs, de feuillages ni de regards. Tout a été englouti dans une catastrophe informe. Tout est foutu. Il n'y a plus, au milieu d'un univers détruit, que cette baraque où l'on se soulage en tas. Tout est vide et mort. Et au milieu du vide et de la mort, il ne reste plus que cet asile de la défécation en commun…
Quand même, les cabinets, cela résume mieux notre condition. Mieux que les punaises. C'est plus complet, plus significatif. Avec même un air loufoque, une qualité d'humour sordide. Pour prendre pleinement conscience de ce qui nous est arrivé, rien de tel que de s'accroupir fesse à fesse dans les latrines. Voilà ce qu ils ont fait de nous. Et on s'imaginait qu'on avait une âme, ou quelque chose d'approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n'a pas d'âme. On n'a que des tripes. On s'emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C'est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu'on était à part, qu'on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l'odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d'hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problêmes. On était fier de ses problêmes, de ses angoisses. On n'est plus fier de rien, maintenant. Et il n'y a plus qu'un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S'emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l'indistinction de la merde. On ne s'appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d'aisances.
(…) On publiera de belles choses sur l'énergie spirituelle des captifs. Et on ne dira rien des cabinets. C'est pourtant ça l'important. Cette fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute l'abjection de la captivité est là, et l'Histoire, et le destin. En voilà un bouquin que j'aurais aimé écrire. Bien simplement, bien honnêtement. Un bouquin désolant, qui aurait l'odeur des cabinets et il faudrait que chacun la sentit et y reconnût l'odeur insoutenable de sa vie, l'odeur de son époque. Et que toute l'époque lui apparût comme une mélasse d'êtres sans pensée, sans squelette, grouillant dans les cabinets, comme nous, s'emplissant et se vidant avec gravité, sans fin et sans but. Et que le sens, le non-sens de l'époque fût là-dedans, visible, lisible, incontestable.
GEORGES HYVERNAUD,  La Peau et les Os
Le Dilettante 




3 commentaires:
dans septentrion de calaferte, il y a aussi quelques passages sympas sur les toilettes et la littérature
il y finalement plus de survivances qu'on ne croit de 1953... Si on aime le passé, dans un certain sens, c'est rassurant.
pauvre con.
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