mardi 15 novembre 2011

"…quelques brins de tabac noir incrustés dans l’épais papier d’un Plutarque…"

À l'heure où,  dans ce pays grotesque, quasi tout le monde se targue le plus sérieusement d'avoir du goût, à quel critère infaillible je reconnais illico un véritable homme de goût ?
Si il est lecteur de Jean Louis Schefer ! 
On me dira que ce critère réduit considérablement le nombre des hommes de goût potentiels.
Certes ! Et ce nombre riquiqui, ramené ainsi à de plus sérieuses proportions, prouve la cruelle finesse de sa pertinence.
L. W.-O.


Jean Louis Schefer par L. Watt-Owen ©



Du Jour au lendemain- France Culture - 
27-12-2010 by editions POL


"(…) J’imaginais que la nature devait pourtant respirer encore. J’avais senti l’effet du vent  d’origine indevinable, le souffle brusque accompagné du gémissement humain des grands arbres dont les troncs se frottaient en grinçant comme des portes, et la pluie des feuilles, des petites branches, les oiseaux faibles jetés du nid, la pluie griffante, les toiles d’araignée bombées comme les voiles de navires et partout des mugissements de bêtes invisibles, les  heures de pluie retenues par les feuilles qui longtemps encore continuent, après le passage de cette nuit furieuse, de perler l’air d’un bruit très léger aux premiers cris jetés par des oiseaux et que semble annoncer de nouveau, comme rebâtissant un théâtre, le dessin des colonnes de lumière, épaisses, denses, qui traversent comme du verre des couches de feuillage pour animer les mares brusquement formées sur le sable et la terre bordée de lentes fougères, seul parfum, âcre, dur, violent dont je pensais qu’il avait été le parfum de la préhistoire.
À vrai dire, parfum respiré encore dans les livres anciens qui font – comme les pommes pourrissant dans le tiroir de Schiller – toute mon ivresse la plus secrète et que je respirais déjà comme l’on eût pris autrefois un opium, avec la conviction que c’était bien l’odeur des siècles, des pays, des nuits d’étude sous la lampe qui s’était chimiquement préservée, que je pouvais à volonté priser, avec parfois la découverte entre les pages d’une rature d’encre brune, de notes marginales d’un lecteur ancien et de quelques brins de tabac noir incrustés dans l’épais papier d’un Plutarque du XVIe siècle ou les signatures en bouclettes datant la propriété d’un volume de Vossius dans lequel il m’arrive encore de respirer des parfums alors que je crois lire.
De ce tremblement dont nous imaginions qu’il nous avait réellement mis au monde, je devinais que les maisons étaient désormais des écrans de papier à l’abri desquels nous saurions écrire, dessiner et laisser traîner le pinceau de l’aquarelle. Plus rien désormais ne devait être solide ni aucun corps survivre à la perpétuelle mort du Christ qui a fait tout le poème de notre enfance.
(…)"

Jean Louis Schefer, De quel tremblement de terre, POL éditeur ©

RAPPEL & BONUS

Une chronique de Jean Louis Schefer 
à propos de La Jetée de Chris Marker
sur le site L'oBservatoire
 
Jean Louis Schefer dans La Main de singe

L'HOMME ORDINAIRE DE LA BIBLIOTHÈQUE 

(Archives Main de singe, 1991)

"Quelque chose de très simple…"

(sur le peintre Martin Barré )

Lien :

Jean Louis Schefer est principalement publié aux éditions POL

dont le site donne moultes bonnes feuilles

à télécharger en PDF et lire

1 commentaire:

Pensez BiBi a dit…

Tiens... pour suivre JL Schefer, ma BiBiothèque :-)
http://bit.ly/fL0xix