" Tous ceux qui, pendant quelques mois ou quelques trop brèves années, ont mené cette existence, donneront raison à Gobineau, et un doigt de chaque main pour le retrouver un jour : c’est une expérience dont on ne guérit jamais.
C’est le voyage, le « vivre ailleurs », la précarité d’une vie longtemps itinérante qui m’ont conduit à murmurer des histoires tout comme une bouilloire posée sur la braise se met à chantonner.
Sans cet apprentissage de l’état nomade, je n’aurais peut-être rien écrit. Si je l’ai fait, c’est pour sauver de l’oubli de toutes petites choses : ce nuage laineux que j’avais vu hâler son ombre sur le flanc d’une montagne, le chant ébouriffé d’un coq, un rai de soleil sur un samovar, une strophe égrenée par un derviche à l’ombre d’un camion en panne ou ce panache de fumée au-dessus d’un volcan javanais. On écrit pour sauvegarder –comme à l’ordinateur- et aussi pour se sauver.
Lire
Si je n’avais pas lu, je n’aurais peut-être pas voyagé. Comme tant d’autres, ce sont les lectures enfantines qui m’ont mis sur les routes. Tout ceux qui, comme moi, ont bouffé des livres à cette époque et, bien sûr, aujourd’hui encore, se souviennent de l’émerveillement que c’était de parcourir cet immense archipel, de dessiner une rose des vents dans sa tête, sans compter le plaisir du fruit défendu et de ces incursions clandestines dans le monde des « grands ». il est évident que cette géographie rêvée, cette toponymie magique –on lit un nom, on se dit : un jour j’irai là-bas- vous mettent des fourmis dans les jambes. Plus tard, ces jambes, on se les fait par une série de flâneries ou d’escapades de plus en plus lointaines, de plus en plus risquées, jusqu’au jour où, larguant les amarres, on s’en va pour de bon.
De la lenteur et de l’exotisme
Dans un débat contradictoire sur l’avion « Concorde » à la télévision française, voici une quinzaine d’années, j’ai entendu Denis de Rougemont dire de sa voix sarcastique : « L’avenir est à la lenteur et au silence », profession de foi qui lui valut quasiment une interdiction d’antenne. Malgré la beauté de cette machine, il avait raison : si nous continuons à aller « toujours plus vite », nous risquons de finir au CERN, dans une chambre à bulle, après une existence aussi brève que celle d’un boson ou d’un proton. La lenteur et le silence : c’est particulièrement vrai du voyage qui, s’il n’est pas gourmand de devises fortes, souhaite au moins qu’on lui donne du temps. Ces deux paramètres sont d’ailleurs inversement proportionnels : s’il on est pressé –ce qui arrive et il n’en faut pas rougir- alors, il faut être riche, au moins un peu. Lorsqu’on prend le temps (en fait on le donne) de musarder, de digresser, de se perdre, de fureter, de s’ennuyer souvent dans de sombres « culs du monde », d’y tomber malade et ensuite d’y guérir, d’être mal reçu puis, le lendemain, bien reçu par les mêmes sans qu’on n’y comprenne rien et qu’on supporte les traces de la route, alors la route vous rend ce temps tout cousu de souvenirs cocasses, de visages grêlés, d’yeux d’escarboucle, de grigris tenant dans la poche, ou d’une langue nouvelle qu’on a appris à baragouiner le long du chemin.
A ce train, l’exotisme s’évapore comme neige sur le poêle. L’exotisme n’est d’ailleurs qu’une forme de malentendu culturel : on ne comprend pas, c’est exotique. Ou alors, un rêve philatélique ; quoi de plus exotique qu’une collection de timbres, c’est une lanterne magique qui n’a pas fait voyager que les lettres : une loupe à la main, calé dans un fauteuil Voltaire, les charentaises aux pieds, quel voyage : c’est l’Éthiopie, c’est l’Islande, c’est malte ou les îles Sandwich. Devant ces vignettes pâles et dentelées à boutres arabes, palétuviers, icebergs, crocodiles, on fait le tour de la terre en tapis volant, on exulte. L’exotisme serait donc plutôt affaire de sédentaires qui n’ont pas à en souffrir, qui ne vont pas exposer leurs rêves à un démenti et ne seront donc jamais déçus.
En revanche, pour qui voyage et vient – comme on venait autrefois du village d’avant, du village d’en face, du village de l’autre côté de la montagne — à toutes petites étapes, une randonnée même planétaire prend l’allure d’une excursion provinciale, presque familière, ou plutôt de cents promenades mises bout à bout. Les visages, les coiffures, les nourritures, la musique, la dégaine des hameaux ne change jamais sans crier gare, sauf sur de rares failles géologiques qui vous font payer si cher le passage (les cols de l’Hindu Kuch, ou du Karakorum) que l’esprit du voyageur est préparé à une rupture. Le plus souvent, de gîte en gîte, on s’informe ; tout exotisme disparaît, mais pas la surprise qui est une expérience concrète et différente, et souvent une bonne surprise car, le voisinage étant père de la médisance, l’étape dont vos hôtes d’hier vous avaient dit pis que pendre peut prendre l’allure d’un petit jardin d’Eden.
Des grands et des petits voyages
J’ai mis plusieurs années à cheminer de Zagreb à Yokohama, avec de longues pauses hivernales. Revoyant la route, j’avais l’impression d’une succession de flâneries, ou d’un de ces trains de campagne que, dans mon enfance on appelait « train du lait » parce qu’il s’arrêtait à chaque gare pour ramasser les boilles. Et si ce bilan ne comportait guère d’exotisme, la surprise y était partout.
Il ne faut donc pas opposer les petites aux grandes randonnées, les paquebots de Blaise Cendrars au vélo bien graissé de Charles-Albert Cingria, le Brésil ou le Transsibérien à la Toscane ou à la Savoie.
Le monde commence à notre porte et je donne raison à Lao Tseu qui écrivait, voila 2 500 ans : « Un voyage, fut-il de mille li (environ 700 km), commence sous votre chaussure. » Le voyage n’est pas affaire de distance ou de kilomètres ; pas besoin d’aller en Mongolie pour se perdre : vous sortez de la Chaise-Dieu (Haute-Loire), vous tournez quatre fois à gauche pour finir par un chemin boueux dans une cour de ferme où un molosse tire en grondant sur sa chaîne et où même les flics ne pourraient pas vous retrouver. Perdu, oui, perdu. Le voyage est un état d’esprit, d’alerte rouge, de traque, de disponibilité extrême à de petits détails qui font la vie : l’eau d’un regard, une odeur d’herbe, le son d’un gong bouddhique qui va mourir sur le midi des rizières, la hauteur du soleil, une voix qui s’enroue à dire « oui ». et surtout les harmoniques qui existent entre ces éléments et conspirent à faire un de ces instants où l’unité du monde apparaît avec une évidence sereine que nous percevons trop rarement, par insuffisance centrale de l’âme et manque de « Da sein » (être vraiment là).
Ces instants de présence plénière ne sont pas l’apanage de l’état nomade, mais peuvent aussi bien survenir dans la cellule d’un moine, dans le lit d’une femme, ou dans la formule mathématique pondue comme un œuf, dont la craie étincelle encore au tableau noir et qui recadre l’Univers.
Du voyage comme béquille
Charles-Albert Cingria, véritable magicien de la maraude, écrivait : « On n’est pas mage dans la mesure où un romantisme vous y pousse, on est mage ou on ne l’est pas ; le plus souvent, on ne l’est pas. » Je ne le suis pas. Pour vivre mieux ma vie j’avais besoin d’un « Sésame ouvre-toi ». a dix-huit ans, dans la solitude absolue et paisible du nord Lapon, j’ai cru comprendre que c’était l’espace, que le voyage était pour moi. Il y a bien d’autres sésames : la prière, la musique, l’absinthe, l’Éros, l’opium ; à chacun sa clé qu’il faut d’ailleurs s’empresser de perdre dés qu’elle a ouvert la première porte. Pour moi c’était le Voyage : Chine centrale ou Suisse orientale, le tout étant, ayant atteint un point où les choses ne sont plus perçues comme disjointes et solitaires, mais comme complices, solidaires, harmoniques, de raconter ce lieu, du moins, le peu qu’on en aura compris."
Nicolas Bouvier
Lien :
Le
blog de
L'Usage du monde,
association autour de l'œuvre et de la mémoire
de Nicolas Bouvier