jeudi 14 octobre 2010

"On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté"


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"Elle n'a pas cessé de tomber dans mon esprit…"
Vidéo ci-dessus : entretien avec Henri Thomas 
à propos des Tours de Notre-Dame



En "couvrant" pendant dix années les faits-divers pour un grand quotidien, j'ai vu bien des atrocités. En rusé journaliste, j'arrivais sur les accidents ou sur les scènes de crime souvent en même temps que les pompiers et le grand jeu était d'arriver avant les flics. Désincarcérations, suicides abominables, meurtres, etc… : il fallait avoir le cœur bien accroché pour faire son boulot de reporter et dormir tranquille. Je ne regretterai jamais cette chance inouie que m'a donnée cette profession de voir bien  en face le réel. Comme disait Céline dans Le Voyage : "on est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté". En la matière j'ai eu ce privilège d'être dépucelé sans ménagement. Une carte de presse vous ouvre les portes du tragique bordel de la vie. Toutefois, même si je fus, c'est la loi du métier, un reporter d'une grande promptitude pour foncer pied au plancher sur les lieux des atrocités, je n'ai jamais pu faire plus vite qu'arriver après l'accident ou l'assassinat, même si c'était à peine quelques minutes plus tard. Aussi atroce que fut ce qu'il m'a été donné de voir, ces scènes inoubliables ne m'ont pas autant marqué ni instruit, quant au tragique du réel, que deux anecdotes dont je ne fus pas le témoin direct. En entendant Henri Thomas parler de cette désespérée qui se jeta des tours de Notre Dame, comment ne pas resonger à ces deux anecdotes "tragiques", qui m'obsèdent depuis plus de trente ans, et à ce que Clément Rosset définit comme mécanisme tragique.

Chaque fois que je veux arrêter de fumer, je me souviens de ce que m'avait raconté, vers 1980, un octogénaire qui fumait encore sans modération, car le tabac lui avait sauvé la vie : quand il avait l'âge que j'avais à l'époque, lui aussi avait tenté d'arrêter de fumer. Comme ce sevrage l'exaspérait, il était sorti marcher en ville, pensant qu'une vigoureuse promenade le distrairait de sa tentation . Au bout de cent mètres, il se mit au coin du bec une Gauloise en se promettant de ne pas l'allumer. Deux rues plus loin il n'y tint plus : il stoppa net, plongea la main dans sa poche, en sortit le briquet et pendant qu'un passant pressé et râleur le dépassait en le bousculant il donna un coup de pouce sur la molette : dans la ligne de mire de sa Gauloise sur laquelle il tirait une voluptueuse première bouffée, il vit, là à un mètre devant lui, le râleur qui l'avait doublé recevoir sur le crâne un pot de fleurs qui le tua net.

Un peu plus tard, encore éberlué d'avoir vu cet inconnu mourir à sa place, il arriva en retard devant un immeuble où il avait rendez-vous. Il pénétra dans ce  haut bâtiment typiquement lyonnais, où les escaliers donnent directement sur la vaste cour intérieure. Avant d'attaquer les raides volées de marches jusqu'à l'étage où il devait se rendre, il fit halte dans la cour à ciel ouvert pour en griller une tranquillement et reprendre ses esprits : c'est alors qu'il aperçut, tout là-haut, un homme enjamber la rambarde du dernier étage et se jeter dans le vide : il eut le réflexe de s'écarter et le malheureux suicidé tomba pile à l'endroit où il se trouvait un quart de seconde auparavant. Le type toutefois se releva comme si de rien n'était, car il s'était miraculeusement loupé, et, le voyant fumer, lui demanda une cigarette sur laquelle il tira en regardant le ciel sans rien dire d'autre que "Merci !".  Il prit le temps de finir sa Gauloise, puis sans prévenir regrimpa les dix étages quatre à quatre jusqu'au sommet, réenjamba sans hésitation la rambarde, se lança dans le vide et s'écrabouilla au sol à l'endroit même où il avait écrasé son mégot. Cette fois il ne s'était pas loupé.

Ces deux anecdotes terribles illustrent parfaitement ce que Clément Rosset, dans un de ses ouvrages de jeunesse, définit comme "mécanisme tragique". Il donne lui-même comme exemple une scène dont il a été témoin : "Je me promène dans la rue, au pied d'un immeuble en construction; un maçon fait un faux pas sur son échafaudage, tombe de 20 mètres à mes pieds et se tue. La nausée me monte à la gorge, mais, tandis qu'on emporte le corps sur une civière et que je contemple la mare de sang sur laquelle on répand du sable, je m'aperçois que je suis plongé dans une horreur intellectuelle et non sous le coup d'un bouleversement physiologique. En effet, je ne suis pas seulement en présence d'un spectacle tragique, je ne suis pas le témoin d'une "situation", comme le serait le passant qui débouche d'une rue adjacente quelques instants après l'accident et, en présence d'un cadavre, croit découvrir la mort. En fait, je suis le seul à avoir saisi le tragique de la mort, non pas parce que le maçon s'est écrasé à mes pieds, mais parce que je l'ai vu, en l'espace d'une seconde, vivant, mourant, puis mort; parce que le tragique s'est présenté à moi comme mécanisme, non comme situation, et, je le répète, l'idée d'une situation tragique, si on donne au mot tragique son sens le plus fort, me paraît une contradiction dans les termes. Le tragique, ce n'est pas ce cadavre que l'on emporte, c'est l'idée que ce tas de chairs sanguinolentes est le même que celui qui est tombé il y a un instant, qui vient de faire un faux pas; c'est l'idée du passage entre l'état vivant et l'état mort que je me représente maintenant qu'il est mort, que l'ambulance l'a emporté : "la représentation ultérieure d'un état à un autre", le mécanisme tragique. " (…) "Je dirai que je l'ai connu vivant le temps qu'il me fallait pour le connaître vivant (condition indispensable de l'appréhension par l'esprit du mécanisme tragique), mais que ce temps fut suffisamment court pour que je puisse le connaître véritablement mort, parce que je ne sais rien de lui, et que certaines personnes en savent encore quelque chose. Je sais, moi, seulement qu'il est mort : et si l'on sait autre chose, on ne sait pas véritablement qu'il est mort. J'ai vu le piège tragique, la transformation d'un vivant en un mort; telle est ma supériorité sur ceux qui sont survenus après l'accident : eux n'ont vu que la victime tragique. Mais, par ailleurs, cette victime tragique que contemplent ces inconnus groupés autour du cadavre qu'on emporte, je partage avec eux le privilège de la connaître en tant que victime contre ceux qui connaissaient cet homme et pour lesquels, par conséquent, il restera toujours un ancien vivant, non un mort. Ceux qui ne voient pas la différence entre ces deux idées, ceux-là, et je sais qu'ils sont le plus grand nombre, ne savent pas encore, ne sauront peut-être jamais ce que c'est que la mort." (Je tire cette longue citation de La Philosophie tragique, parue en 1960 aux PUF).
L. Watt-Owen



1 commentaire:

thoams a dit…

"ah, les choses tombées !"