Bukowski vu par Robert Crumb |
"N’empêche que je n’ai pas écrit une seule ligne ces trois dernières nuits. La tête me lâcherait-elle? Jusqu’alors, même lorsque je déprimais, les mots, impatients de monter en ligne, continuaient de bouillonner au plus profond de moi. Je fuis la compétition littéraire. Ni la gloire, ni le fric ne m’ont tenté. Je ne cherche à exprimer que ce que je ressens, un point c’est tout. Je ne me bats que contre les mots, et je préférerais encore mourir que de me retirer du ring. Disant cela, je ne sacralise pas la littérature, j’affirme simplement qu’elle se confond avec ma vie.
Lorsque je commence à douter de mon travail, il suffit que je lise l’un de mes contemporains pour qu’aussitôt je me reproche mon inquiétude. Je ne suis en compétition qu’avec moi-même: il me faut trouver le mot juste en m’efforçant d’en maîtriser l’emploi sans sacrifier le plaisir de jouer avec. Autrement, autant déclarer forfait.
Aussi, en me coupant du reste du monde, ai-je plutôt fait preuve de sagesse. Les visiteurs ne se bousculent plus chez moi. D’ailleurs, dès qu’un humain pointe son museau, mes neuf chats grimpent aux rideaux. Quant à mon épouse, elle tend de plus en plus à me ressembler. Je ne le souhaite pourtant pas. Cette manière d’être m’est naturelle. Mais ne ressemble pas à Linda. Je suis heureux quand elle prend la voiture et se rend dans quelque soirée. Après tout, j’ai bien mon putain d’hippodrome. Son grand vide sidéral m’inspire. Je ne vais aux courses que poussé par l’envie de me détruire en assistant aux premières loges à la mise à mort du temps. Là-bas, les heures passent, et je trépasse – il le faut. Le temps ne suspend son vol que lorsque je me retrouve devant mon écran. Mais sans perte il n’y a pas de gain possible. Pour deux heures de bonheur, on doit accepter d’en massacrer dix. En revanche, faites en sorte de ne jamais sacrifier TOUTES les heures, TOUTES les années de votre vie.
Je ne suis devenu écrivain qu’en me laissant emporter par l’instinct, il m’a ouvert les yeux, il a façonné mon style, et m’a maintenu debout. N’en demeure pas moins que c’est à chacun de trouver sa voie. Sa musique. Dans mon cas, il m’a fallu passer par d’abominables muflées, à la limite du delirium tremens. Grâce à quoi, ma phrase s’est affûtée jusqu’à pouvoir déchirer la page. J’ai eu besoin de me mettre en danger. Besoin de risquer le tout pour le tout. Avec les hommes. Les femmes. Les bagnoles. Le jeu. La faim. Avec n’importe quoi. Ce n’est qu’ainsi que j’ai pu développer ma manière. Et ça m’a pris des dizaines d’années. A présent, mes besoins se sont modifiés. J’ai davantage faim de subtilité, de désinvolture. Un souffle, une ombre, un rien. Faim de mots chuchotés, de mots saisis au vol. De choses vues. Quoique je ne me refuse pas deux, trois petits verres. Ils ne m’interdisent pas de flirter avec le clair-obscur, et l’ambiguïté. Je suis désormais friand d’expériences que j’ai du mal à analyser. Je m’en délecte. Et je pousse la chansonnette différemment. Ils sont quelques-uns à l’avoir remarqué.
"Vous avez franchi une limite", me disent-ils souvent.
Je comprends leur jugement. Je le partage. Un rythme plus direct, et cependant plus fiévreux, plus inquiétant. Je suis en marche vers d’autres horizons. Ma coexistence avec la mort m’a galvanisé. Les avantages que j’en ai retirés sont énormes. Je peux enfin voir et entendre les bruissements que ne distingue pas la jeunesse. Au pouvoir de l’immaturité a succédé le pouvoir de la plénitude. Non, je ne descends pas la pente. Hum! Hum! Sur ce, excusez-moi, il faut que j’aille au lit, il est minuit 55. Fin de cette causerie nocturne. Riez pendant qu’il est encore temps…"
Lorsque je commence à douter de mon travail, il suffit que je lise l’un de mes contemporains pour qu’aussitôt je me reproche mon inquiétude. Je ne suis en compétition qu’avec moi-même: il me faut trouver le mot juste en m’efforçant d’en maîtriser l’emploi sans sacrifier le plaisir de jouer avec. Autrement, autant déclarer forfait.
Aussi, en me coupant du reste du monde, ai-je plutôt fait preuve de sagesse. Les visiteurs ne se bousculent plus chez moi. D’ailleurs, dès qu’un humain pointe son museau, mes neuf chats grimpent aux rideaux. Quant à mon épouse, elle tend de plus en plus à me ressembler. Je ne le souhaite pourtant pas. Cette manière d’être m’est naturelle. Mais ne ressemble pas à Linda. Je suis heureux quand elle prend la voiture et se rend dans quelque soirée. Après tout, j’ai bien mon putain d’hippodrome. Son grand vide sidéral m’inspire. Je ne vais aux courses que poussé par l’envie de me détruire en assistant aux premières loges à la mise à mort du temps. Là-bas, les heures passent, et je trépasse – il le faut. Le temps ne suspend son vol que lorsque je me retrouve devant mon écran. Mais sans perte il n’y a pas de gain possible. Pour deux heures de bonheur, on doit accepter d’en massacrer dix. En revanche, faites en sorte de ne jamais sacrifier TOUTES les heures, TOUTES les années de votre vie.
Je ne suis devenu écrivain qu’en me laissant emporter par l’instinct, il m’a ouvert les yeux, il a façonné mon style, et m’a maintenu debout. N’en demeure pas moins que c’est à chacun de trouver sa voie. Sa musique. Dans mon cas, il m’a fallu passer par d’abominables muflées, à la limite du delirium tremens. Grâce à quoi, ma phrase s’est affûtée jusqu’à pouvoir déchirer la page. J’ai eu besoin de me mettre en danger. Besoin de risquer le tout pour le tout. Avec les hommes. Les femmes. Les bagnoles. Le jeu. La faim. Avec n’importe quoi. Ce n’est qu’ainsi que j’ai pu développer ma manière. Et ça m’a pris des dizaines d’années. A présent, mes besoins se sont modifiés. J’ai davantage faim de subtilité, de désinvolture. Un souffle, une ombre, un rien. Faim de mots chuchotés, de mots saisis au vol. De choses vues. Quoique je ne me refuse pas deux, trois petits verres. Ils ne m’interdisent pas de flirter avec le clair-obscur, et l’ambiguïté. Je suis désormais friand d’expériences que j’ai du mal à analyser. Je m’en délecte. Et je pousse la chansonnette différemment. Ils sont quelques-uns à l’avoir remarqué.
"Vous avez franchi une limite", me disent-ils souvent.
Je comprends leur jugement. Je le partage. Un rythme plus direct, et cependant plus fiévreux, plus inquiétant. Je suis en marche vers d’autres horizons. Ma coexistence avec la mort m’a galvanisé. Les avantages que j’en ai retirés sont énormes. Je peux enfin voir et entendre les bruissements que ne distingue pas la jeunesse. Au pouvoir de l’immaturité a succédé le pouvoir de la plénitude. Non, je ne descends pas la pente. Hum! Hum! Sur ce, excusez-moi, il faut que j’aille au lit, il est minuit 55. Fin de cette causerie nocturne. Riez pendant qu’il est encore temps…"
"Je ne respirais qu’en compagnie des morts, écrivains ou musiciens. A leur contact, la solitude me pesait moins. Sauf que les livres débordant d’énergie et de mystère ne sont pas si nombreux et qu’il arrive un moment où on les a tous lus. Voilà pourquoi la musique classique aura constitué mon ultime refuge. Je passais des heures – et sur ce point je n’ai pas varié – l’oreille collée au poste de radio. Découvrais-je un morceau nouveau, qui témoignait de la puissance de son créateur, que j’en étais émerveillé – ce qui m’arrive encore assez souvent aujourd’hui. Tenez, tandis que j’écris ce que vous êtes entrain de lire, j’écoute une pièce dont j’ignorais jusqu’alors l’existence. Je me repais de chacune de ses notes, mon être tout entier vibre à l’unisson. Quand je songe, par exemple, à ce que les siècles passés recèlent de trésors, je suis saisi d’une émotion à nulle autre pareille. Ah! pouvoir enfin pénétrer le secret des ces âmes indomptables! Les mots me manquent pour exprimer ma pensée, disons que la musique m’aura offert la félicité, que je m’en nourris, que j’en suis transporté, et que je lui en rends grâces à chaque instant. Je n’ai jamais écrit une seule ligne sans que la radio ne soit allumée, la musique participe de ma création, l’oreille écoute tandis que la main peine à creuser son sillon. Un jour peut-être, quelqu’un se piquera de vouloir me démontrer pourquoi la musique classique me fait l’effet d’un Miracle permanent. Je doute qu’il y parvienne. Les prodiges ne s’expliquent pas. Mais pourquoi, oui pourquoi, les livres sont-ils dénués de ce pouvoir? Qu’est-ce qui cloche avec les écrivains? Pourquoi en existe-t-il si peu qui vaillent qu’on s’y arrête?"
Charles Bukowski,
Le Capitaine est parti déjeuner
et les marins se sont emparés du bateau
Traduit par Gérard Guégan,
Dessins de Robert Crumb
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire