Ainsi débute le légendaire Brand's Haide d'Arno Schmidt (Éditions Christian Bourgois) dans la traduction de Claude Riehl (et pas peu fier, je ne manque pas de rappeler illico que les premières pages en parurent en bonnes-feuilles dans La Main de singe, en 1992, "car si c'est pas moi qui le dit qui le dira ?" comme disait l'autre — j'en donnerai en ligne le scan dès que je retombe dessus).
Et la légendaire légende du terroriste verbal de Bargfeld veut qu'effectivement ce ne fut pas une légende : ce maniaque dactylographe (alors encore sur robuste Orga-Privat) dut "tailleprouailleter" ses premiers récits sur ledit papier-cul britannique, faute de trouver mieux comme article de papèterie à la fin de la guerre. Je me souviens même de les avoir vus et tripotés, ces tapuscrits, dans son bunker de Bargfeld avec Claude Riehl, en 1992 justement (mais comme nous étions sous trip de Ratzeputz, éclusé à l'auberge Bangemann, je ne peux pas certifier tout ce que nous avons vu, et que je raconterai bientôt en publiant le journal de cette visite posthume burlesque à Schmidt)…
Brèfle…
Voilà une nouvelle qui intéressera ces deux pensionnaires des Élysées, l'Ermite de la lande et l'Ermite de Lingolsheim, pas forcément copains-copains j'imagine, mais, attablés au Cabaret de la Dernière Chance, sirotant de concert des godets du même alcool de genièvre à 90° en grommelant des "Par le Grand Renard !", "We are not amused !" et autres " Tête-de-mort !" en parcourant ce blog — cette nouvelle donc les distraira :
Les enchères semblent avoir grimpé jusqu'à mille dollars sur eBay pour cette édition (à un exemplaire) de Moby Dick dactylographié sur des rouleaux de papier hygiénique. (Voir nos photos)
J'entends d'ici les "Hermann ! Tu payes la tournée générale ?!".
Tout ça pour dire qu'on n'a pas fini d'entendre causer de Claude Riehl et d'Arno Schmidt sur La Main de singe. Je ne suis certes pas le plus mal placé pour évoquer ces deux cocos et ce qui s'en dit généralement ailleurs m'agace le plus souvent.
" Les grandes architectures de la nuit tombante :arcs de triomphe que formaient les branches au bout des avenues,labyrinthes des sentiers rafraîchis,stades des champs aux gradins de haies jusqu’à l’horizon,portiques et dolmens de nuagesencadraient notre être enfant allant vers son destin. L’ouragan ouvrait des perspectives sans nombreet ceux-là qui l’affrontaient tête baissée, je les regardais à travers les vitres.Je pensais qu’ils travaillaient aussi pour mon bonheur.Sous l’ouragan, il ne m’a pas été donné de voir d’arbre s’envoler,ni un toit entier de chaume comme il est arrivé quelquefois. Le tonnerre et l’éclair, j’en avais peur. À chaque éclair,je faisais comme mes grand-mères un signe de croix.On était alors autour de la table attendant la fin de l’orage.Dès qu’on avait vu le ciel se noircir,les draps immenses avaient été enlevésqui séchaient dans les jardins surchauffés. L’on connaissait aussi les soleils forcenés, les facteurs seuls sur les routes. Des hommes fauchaient les épis et les fleurs du même coup. La figure de quelque voisin haï apparaissait derrière leur haie.Lui aussi, il avait chaud, peut-être plus qu’eux, ils le remarquaient,ils s’en réjouissaient sans creuser plus loin dans leur âme. Cependant un son de cloche dans l’après-midi brûlantrappelait que l’on était en chrétienté.La torpeur estivale immobilisait la petite herbe jaunissante des carrefours isoléssur laquelle ne tombait nul regard lourd et qui résistait à l’arrachementet que personne d’ailleurs ne pensait à vouloir arracher. Dans une cour battait un instant un balancier de pompe.Oh, cette même gloire du soleil au pied des calvaires,cette même couleur chrétienne, cette même force d’exigence,ce morceau d’histoire du monde auquel nous avons participé,enfants vêtus de sarraus noirs ! "
Voilà un peu de grain à moudre pour les insomniaques amateurs de Paul Léautaud, en attendant très prochaine chronique plus fournie du rédacteur et même le bonus d'une lettre inédite (à propos d'un singe).
Car il serait en effet trop facile de ma part de me contenter de piquer quelques videos à l'Ina, et des citations à des bouquins bien connus. Du pas déjà lu et du pas déjà dit, ce sera donc pour dans pas longtemps, promis.
En attendant, donc, on poursuit aujourd'hui sur la lancée du billet d'hier consacré à la mort de Léautaud le 22 février 1956 : car il y a l'énigme d'un mot indéchiffrable dans sa dernière lettre.
Plusieurs commentateurs sagaces m'ont proposé, soit en commentaires, soit en courrier privé des suggestions de déchiffrement qui toutes sont séduisantes.
Un correspondant qui tient à un peu d'anonymat suggère "avanie".
D'autres lisent comme moi "affaire" ou "appel", que je déduis des lettres précédant cette ultime du 21 février, dans lesquelles Léautaud évoque une embrouille avec Plon.
Si l'on veut contribuer à la solution de l'énigme, je fournis le kit complet ci-dessus et ci-dessous.
D'abord le mot illisible scanné à 1200 dpi (ah la vache le scanner a manqué exploser), en faisant remarquer au passage que je ne scanne pas l'original, naturlich, mais sa reproduction (mauvaise) à la fin des Lettres à Marie Dormoy.
Des extraits de lettres de 1954 et 1955 à la même, au sujet de son affaire de manuscrit avec Plon.
Ensuite les quelques lettres de 1956, elles ne sont pas nombreuses.
Celle avec le dessin du bout de la canne est particulièrement émouvante. Littéralement, ça ne tournait déjà plus très rond pour le pauvre Léautaud.
On ne saurait trop conseiller l'acquisition de ce copieux volume à qui n'aurait pas déjà la joie de le posséder.
Ceux que cette petite énigme amuse peuvent me faire leurs suggestions par mail ou via les commentaires.
"Je hais le travail comme écrivain. Comme je hais tout ce qui fait souffrir (...). Ne vaut que ce qui est écrit d'un trait, dans le plaisir presque physique d'écrire, dans le feu de l’esprit plein de son sujet… Écrire facilement et dans le plaisir, connaissant bien son sujet, est à la fois preuve de savoir écrire et d'un cerveau qui fonctionne bien."
"J’ai toujours été fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l'exhibition, à la réputation, à l’enrichissement. Une seule chose a compté pour moi: le plaisir. Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes les actions humaines…"
"Dire qu'il faudra partir un jour, alors que tant de gens continueront à faire l'amour !"
L'Hôte par Thierry Froger (catalogue PDF avec texte de J.L. Schefer ici)
" Je ne sais pas pourquoi je lis, à l’entrée de la nuit. Est-ce l’idée de préparer ces nuits ou de retarder le moment dans lequel je ne suis déjà plus moi et bascule dans un monde sans mot et sans couleur ? Comme un plongeur prend son souffle avant de s’enfoncer parmi les algues mollement remuées par d’invisibles courants, agitées par le passage silencieux de poissons plats, secrétaires des bulles, pelleteurs de la vase, gardiens des végétations d’illusions que l’air du réveil, le premier soleil le plus pâle décolorent et réduisent en branchages noirs, cassants, en poudre de pharmacie ? "
Mieux vaut tard que jamais. Je découvre seulement, avec un très vif plaisir, les dessins, les "chutes de carnet", les animations et le blog de Mathieu Vernerie, aka Mr Bogdan.
"La fatalité qui fait qu'un homme est isolé, que tous les efforts qu'il fait le laissent toujours en marge, qu'il ne peut pas prendre sa place, qu'il est toujours en dehors."
" (…) Ah ! camarade ! Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! Vous êtes jeune. Que ces minutes sagaces vous comptent pour des années ! Écoutez-moi bien, camarade, et ne le laissez plus passer sans bien vous pénétrer de son importance, ce signe capital dont resplendissent toutes les hypocrisies meurtrières de notre Société : “L’attendrissement sur le sort, sur la condition du miteux...” Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, transpirants de toujours, je vous préviens, quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille... C’est le signe... Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence. Louis XIV lui au moins, qu’on se souvienne, s’en foutait à tout rompre du bon peuple. Quant à Louis XV, du même. Il s’en barbouillait le pourtour anal. On ne vivait pas bien en ce temps-là, certes, les pauvres n’ont jamais bien vécu, mais on ne mettait pas à les étriper l’entêtement et l’acharnement qu’on trouve à nos tyrans d’aujourd’hui. Il n’y a de repos, vous dis-je, pour les petits, que dans le mépris des grands qui ne peuvent penser au peuple que par intérêt ou sadisme... Les philosophes, ce sont eux, notez-le encore pendant que nous y sommes, qui ont commencé par raconter des histoires au bon peuple... Lui qui ne connaissait que le catéchisme ! Ils se sont mis, proclamèrent-ils, à l’éduquer... Ah ! ils en avaient des vérités à lui révéler ! et des belles ! Et des pas fatiguées ! Qui brillaient ! Qu’on en restait tout ébloui ! C’est ça ! qu’il a commencé par dire, le bon peuple, c’est bien ça ! C’est tout à fait ça ! Mourons tous pour ça ! Il ne demande jamais qu’à mourir le peuple ! Il est ainsi. “Vive Diderot !” qu’ils ont gueulé et puis “Bravo Voltaire !” En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! Et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laissent pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes de la Liberté ! Ils l’émancipent ! Ça n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! C’est le salut ! Nom de Dieu ! Et en vitesse ! Plus d’illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! Et qui marchent ! Et qui envoient des baisers ! À ce régime-là, bientôt il fut fin mûr le bon peuple. Alors n’est-ce pas l’enthousiasme d’être libéré il faut bien que ça serve à quelque chose ? Danton n’était pas éloquent pour les prunes. Par quelques coups de gueule si bien sentis, qu’on les entend encore, il vous l’a mobilisé en un tour de main le bon peuple ! Et ce fut le premier départ des premiers bataillons d’émancipés frénétiques ! Des premiers couillons voteurs et drapeautiques qu’emmena le Dumouriez se faire trouer dans les Flandres ! Pour lui-même Dumouriez, venu trop tard à ce petit jeu idéaliste, entièrement inédit, préférant somme toute le pognon, il déserta. Ce fut notre dernier mercenaire... Le soldat gratuit ça c’était du nouveau... Tellement nouveau que Gœthe, tout Gœthe qu’il était, arrivant à Valmy en reçut plein la vue. Devant ces cohortes loqueteuses et passionnées qui venaient se faire étripailler spontanément par le roi de Prusse pour la défense de l’inédite fiction patriotique, Gœthe eut le sentiment qu’il avait encore bien des choses à apprendre. “De ce jour, clama-t-il, magnifiquement, selon les habitudes de son génie, commence une époque nouvelle !” Tu parles ! Par la suite, comme le système était excellent, on se mit à fabriquer des héros en série, et qui coûtèrent de moins en moins cher, à cause du perfectionnement du système. Tout le monde s’en est bien trouvé. Bismarck, les deux Napoléon, Barrès aussi bien que la cavalière Elsa. La religion drapeautique remplaça promptement la céleste, vieux nuage déjà dégonflé par la Réforme et condensé depuis longtemps en tirelires épiscopales. Autrefois, la mode fanatique, c’était “Vive Jésus ! Au bûcher les hérétiques !”, mais rares et volontaires après tout les hérétiques... Tandis que désormais, où nous voici, c’est par hordes immenses que les cris : “Au poteau les salsifis sans fibres ! Les citrons sans jus ! Les innocents lecteurs ! Par millions face à droite !” provoquent les vocations. Les hommes qui ne veulent ni découdre, ni assassiner personne, les Pacifiques puants, qu’on s’en empare et qu’on les écartèle ! Et les trucide aussi de treize façons et bien fadées ! Qu’on leur arrache pour leur apprendre à vivre les tripes du corps d’abord, les yeux des orbites, et les années de leur sale vie baveuse ! Qu’on les fasse par légions et légions encore, crever, tourner en mirlitons, saigner, fumer dans les acides, et tout ça pour que la Patrie en devienne plus aimée, plus joyeuse et plus douce ! Et s’il y en a là-dedans des immondes qui se refusent à comprendre ces choses sublimes, ils n’ont qu’à aller s’enterrer tout de suite avec les autres, pas tout à fait cependant, mais au fin bout du cimetière, sous l’épitaphe infamante des lâches sans idéal, car ils auront perdu, ces ignobles, le droit magnifique à un petit bout d’ombre du monument adjudicataire et communal élevé pour les morts convenables dans l’allée du centre, et puis aussi perdu le droit de recueillir un peu de l’écho du Ministre qui viendra ce dimanche encore uriner chez le Préfet et frémir de la gueule au-dessus des tombes après le déjeuner... »