mercredi 18 juin 2014

Le vélo de Cioran

Le vélo de Cioran, cimetière de Varengeville,
par Louis Watt-Owen © 2008

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"Du temps que je partais en vélo pour des mois à travers la France, mon plus grand plaisir était de m'arrêter dans des cimetières de campagne, de m'allonger entre deux tombes, et de fumer ainsi des heures durant. J'y pense comme à l'époque la plus active de ma vie. "
Cioran, De l'inconvénient d'être né


Photographie d'Erik Johansson ©

« Du vélo ! Vous aimez le vélo ! » Le visage de Cioran s'illumina. Un sourire d'adolescent et il eut quarante ans de moins. La petite reine jouait le rôle d'une petite fée.
— J'ai eu deux passions dans ma vie : 
la lecture et la bicyclette... J'en avais 
acheté une, de course, à un étudiant Rou
main qui repartait au pays. C'était avant 
la guerre. Jusqu'en 1950, j'ai sillonné la 
France, la Bretagne surtout... Pendant 
l'occupation, je tournais sur la place de la 
Concorde. J'avais l'impression d'avoir un
 vélodrome pour moi tout seul au beau
 milieu de Paris. Et quel vélodrome ! J'en 
ressentais comme une ivresse. J'ai décidé
 d’arrêter pour diverses raisons. D'abord, le
 surcroît de circulation. Trop de danger... Puis, au cours d'une étape dans un hôtel du midi, le patron me fit remarquer que «de recevoir un client à bicyclette était mauvais pour son standing». Enfin, on me refusa la permission de garer mon vélo dans la cave de l'hôtel où j'habitais à Paris. Confronté à cette ségrégation, j'abandonnais. J'ai compensé l'absence de vélo par la marche. » Il interrogea le promeneur sur ses performances cyclistes. Celui-ci lui avoua que de fumer deux paquets de cigarettes par jour, de boire quinze cafés (serrés) et de travailler 16 heures toutes les 24 heures l'excluaient du monde des prouesses. Il se contentait de randonnées hygiéniques en rêvant au champion qu'il aurait pu être. Un reste d'enfance.– C'est de la folie ! Un jour, la fatigue accumulée tombera sur vous... Il ne vous sera plus possible de récupérer... Vous regretterez vos imprudences comme je regrette les miennes. Supprimez les excitants comme le café »… Cioran dit encore qu'il était « un oisif », qu'il s'était souvent saoulé : « Pas comme un Français, comme un Slave ». Il relata une période de sa vie entre 1950 et 1953 — où il se rendait dans les cocktails littéraires : « Pour manger, boire et dire des paroles désagréables à tout le monde... Je me suis fait beaucoup d'ennemis à cette époque », ajouta-t-il.

Louis Nucera, extrait de Rencontre avec Cioran
paru en 1973 dans Le Magazine Littéraire
Le site de ce journal a eu la bonne idée de 
redonner en ligne la totalité 
de cette savoureuse chronique.


Photographie d'Erik Johansson ©



2 commentaires:

kwarkito a dit…

Formidable !!!! j'aime tout.... l'entretien et les photos... Je me souvenais de son intérêt pour les cimetières. Mais pas de sa passion pour la petite reine. Que cet entretien ait eu lieu avec Nucera n'est pas étonnant. Au moins Cioran, malgré (ou à cause de) son pessimisme a su anticiper le danger qui fut fatal à son pauvre ami niçois..

Anonyme a dit…

Bonjour,
La chronique n'est plus en ligne mais on la retrouve ici :
http://web.archive.org/web/20160519123106/http://www.magazine-litteraire.com/actualite/entretien/il-y-40-ans-magazine-litteraire-rencontre-cioran-09-12-2013-118070.

Christophe.