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Lichtenberg | |
Cette lettre au cher Marquis de l'Orée est un commentaire à un récent billet de son blog, où il écorniflait la plus récente des traductions de Lichtenberg. Comme son billet est très bref, on ne manquera pas de le consulter avant la lecture de ce qui suit.
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Le Marquis de l'Orée |
Pour une fois, cher Marquis, je ne me trouve pas en accord avec vous.
Sur deux points.
Mais d'abord il y a au moins deux autres points sur lesquels nous sommes d'accord.
Primo, Lichtenberg est le plus fort et pas un jour ne passe sans que j'en avale quelques fioles de potion magique revigorante, amères comme des antidotes.
Pour savoir si quelqu'un peut légitimement se croire être cultivé et s'enorgueillir d'un excellent goût, il suffit de le lancer sur la piste Lichtenberg, savonnée à mort !
Deuzio, la traduction nouvelle de ce monsieur Le Blanc est , oui, dévitalisée, livrée avec des piles mortes ou bien flageolantes, le génie de Lichtenberg ne s'allume point ou par agaçantes intermittences, etc… Ce spécialiste du Bossu ne l'est que par défaut : car il serait semble-t-il donc le seul de ce côté-ci de la ligne Siegfried. Or cette traduction, la plus copieuse jamais offerte aux lecteurs français, semble l'œuvre de quelqu'un qui n'aurait jamais lu Lichtenberg ! Brèfle… Passons, par pudeur, car je continue, moi, à recommander malgré tout CETTE version plutôt que celle que vous vantez.
Car voici les deux points litigieux, objets de ce commentaire par ailleurs amical et sans mauvaise humeur, dont la franchise tranche avec l'hypocrisie générale écœurante des rapports entre chroniqueurs cybernétiques et vous prouve qu'on vous lit avec curiosité, intérêt et véritable attention. (En outre cela remplacera utilement la lettre que je vous ai promise depuis longtemps sans jamais l'envoyer).
Primo, vous exécutez celui que je considère comme l'un des meilleurs éditeurs d'aujourd'hui, et par éditeur j'entends "digne de ce nom", autrement dit excitant et de grand goût et de grand métier : Bertrand Fillaudeau à l'enseigne de José Corti. Votre ressentiment à l'égard du nouillard traducteur du bossu à catogan vous aura emporté à une bien hâtive et très injuste généralisation à tout le catalogue (mais c'est peut-être moi sans doute qui généralise votre grief). Mais, si cette traduction, mettons, est comme vous dites un assassinat, on ne saurait oublier pour autant que c'est grâce aux audaces de la maison José Corti que sont bien vivants aujourd'hui, par "chez nous" certains des auteurs qui nous tiennent debout. Quel lecteur digne de ce nom pourrait se passer de Jean Paul, de Hans Henny Jahnn, de Ludwig Holberg, de Julien Gracq, de Thomas de Quincey, de Thomas Love Peacock, etc… ? Vous les trouvez ailleurs que dans le catalogue Corti, ceux-là ? À moins bien-sûr que vous lisiez tout ce beau monde en V.O. ?
Deuzio : vous tressez des lauriers à la mère Tape-Dur Marthe Robert ! Alors là c'est le bouquet ! Les cornes de ce Bison vous auraient-elles éborgné la jugeotte ? Oh ce n'est pas moi qui la traite de Bison, mais son chéri Arthur Adamov, qui la sobrique de ce doux nom de bovin bûté dans ses récits autobiographiques et son journal. "La bétise à tête de bœuf " disait l'ami Gustave. Dans ce cas on dira de celle épaisse, obtuse et laineuse bien embrouillée de Madame Marthe Robert qu'elle est à "tête de bison".
Cette bonne femme a tué sous elle tous ceux qu'elle a traduit.
On vante son introduction de Robert Walser en France ? Mais sa version de L'Institut Benjamenta est si lourdingue qu'elle a plutôt plombé pour des années la traduction du reste. Quant à ses sorties contre Flaubert… Passons avec répugnance sur ces scènes de ménage.
J'en viens à "son" Lichtenberg : aussi plate et dévitalisée que soit la traduction de Monsieur Le Blanc elle a au moins, elle, le mérite de donner la masse des notes de "brouillard", et avec les références bien utiles, et par ailleurs sa platitude souvent affligeante vaut tout de même mieux que rien, c'est une espèce de mot à mot sans éclat, genre pétard mouillé…
Tandis que celle de la mère Tape-Dur, je n'ai jamais pu, moi, me la cogner. Quel charabia ! Et le drame est bien-sûr qu'on la trouve partout : depuis plus de cinquante ans, des dizaines d'éditeurs l'ont proposée dans tous les formats, la prétendant naturlich exclusive ! Je ne la supporte tellement pas, cette imposture, que je rachète tous les exemplaires que je retrouve, pour les détruire, afin d'éviter qu'une âme candide s'en dégoûte à jamais de Lichtenberg.
Léautaud avait pourtant dès le début du vingtième siècle dit son goût immodéré pour ce lointain cousin boche en vacheries et pointes acérées. Personne ne s'y est mis. Sauf cette bonne femme. Mais la mère Tape-Dur avait obtenu d'André Breton un certificat d'excellence dont personne n'osa lui chipoter la validité. Bien entendu ces affirmations de ma part ne témoignent que de mon seul goût et de mes seules aversions.
Un tel commentaire ne suffirait pas.
C'est pourquoi je donnerai bientôt, en une élégante petite brochure, un choix de fragments du Bossu dans une version lisible et excitante selon mon goût : la mienne.
Et celle-là je l'aurai toujours dans ma poche, comme autrefois la tabatière de tabac-à-priser dans le gousset du Bossu, dont les sniffs lui dégageaient les sinus et l'esprit, faisaient pleurer et pétiller de joie les yeux et secouaient leur homme.
Je vous en extrais cette ligne :
Un singe, même le plus doué, ne saura jamais faire le portrait d'un autre. Seul l'homme est capable d'une telle chose, et il n'y a bien que lui qui la considère comme un avantage.
Je les lis avec autant de satisfaction que ceux du Bossu vos propres aphorismes irréfutables, cher Marquis, et j'en ai rangé le tapuscrit sur le même rayon que les plus fortiches du genre, et dont on fait un usage immodéré, vous le savez — j'en emporte "dehors" quelques feuilles au hasard, comme on sort armé d'antidote contre la vaste connerie de ce monde et de son élément démocratique — mais la traduction d'une Marthe Robert les eût en un tour de main transformés en étouffante poudre de perlimpinpin. Ou en puant et lourd caca de bison.
Mille grâces à la chère Marquise, impitoyable lectrice, dont je sais qu'elle suit ces débats. Elle qui m'a donné raison plusieurs fois, me donnera-elle tort ce coup-ci ?
So long cher Marquis…
(et il va de soi que, si cela vous chatouille et chante, vous pouvez à votre tour répondre à ce commentaire totalement subjectif et partial).
L. Watt-Owen
La réponse du Marquis de l'Orée :
Cher Louis,
tout d'abord merci pour ce portrait qui me ressemble trait pour trait ! (le casque en moins néanmoins)
Comme vous le savez, les émotions procurées à la lecture de la première traduction d'un livre sont rarement égalées par une autre version, fût-elle excellente. A cela s'ajoute ma mauvaise foi légendaire, je l'admets volontiers.
J'étais pourtant tellement heureux lors de l'arrivée de ce livre qui devait me faire découvrir de nouveaux fragments du génie mélancolique.
A la lecture: plus rien. Lichtenberg ? Un homme mort. Cette vibration interne que l'on ressentait derrière la carapace de glace: assassinée.
Je suis certain que monsieur Charles Le Blanc est un savant, cela ne fait aucun doute. Sa traduction est probablement d'une rigueur impeccable. Il a réussi à vitrifier Lichtenberg. Chapeau. Quant à sa préface, elle est aussi plate et universitaire que possible. Sans compter le mépris qu'il affiche vis-à-vis de la traduction de Marthe Robert, mais peu importe.
Les éditions Corti, eux, sont des éditeurs. Or, j'ai en horreur les éditeurs, tous les éditeurs, tout autant que les écrivains, tous les écrivains (sans compter les hommes, tous les hommes). De la terre ne restera qu'une plaie béante, parfaite illustration du projet que chaque homme porte en lui.
Néanmoins, la marquise vous salue et vous fera bon thé, suivi d'un mot à votre attention après la sieste.
Le rhinocéros vous embrasse.
Et je serai heureux de pouvoir lire votre traduction, Louis.
The pleasure is mine
delorée des origines du vide
Bonus :
On peut lire nos autres échanges sur le sujet
dans les commentaires du Marquis de l'Orée.