lundi 26 octobre 2015

Le grand art du Rien-foutre et du Rien-à-foutre !


Cioran sur son balcon, fier de sa rambarde bricolée.


Si je ne fais strictement rien de mes journées et de mes nuits, c'est d'abord par choix de vie et par tempérament. Ce luxe inoui implique l'endurance d'une misère certaine et autres inconvénients. Et l'on expérimente alors sans tricher si l'on a bien compris la fameuse nuance schopenhauerienne entre l'Ennui et l'Indifférence. Mieux vaut en effet quand on ne veut vraiment rien foutre atteindre le stade du rien à foutre radical — auquel n'atteignent, les veinards !, que ceux qui ont une fois pour toutes compris que tout est foutu d'avance.

Au bout de plus de vingt ans d'un tel mode d'existence, on est rompu à l'exercice sans vergogne de l'inaction et on n'imagine certes pas retourner faire quoi que ce soit à l'extérieur (et certainement pas dire "oui chef !"), ni se remettre, dans sa tanière, à quelques occupations utiles et autres hobbies. 

Cioran, un gars du genre nerveux, lui, raffolait du bricolage pour calmer ses nerfs et, d'après le témoignage de sa sublime et patiente compagne Simone Boué, obtenait des résultats aussi catastrophiques qu'esthétiquement monstrueux. Elle aurait préféré un robinet qui fuit au même robinet réparé par Cioran. 

Quand il pouvait disposer, près de Nantes, d'une villégiature à la cambrousse, il se jetait à corps perdu dans du jardinage dévastateur avec pelle, pioche, rateaux, tronçonneuse. Derrière lui rien ne repoussait. 

Quand on lui offrit, contre son gré, un poste de télé il passa des jours, pour capter les programmes, à le suspendre au plafond de sa mansarde avec un brouillon système de cordes et de crochets vissés de traviole, qui menaçaient de céder vu le poids de l'engin. Et comme il ne supportait décidément pas de possèder un infernal téléviseur, et qu'il se cognait sans cesse la tête si il ne se baissait pas, il s'en débarrassa aussitôt avec rage et soulagement.

Mieux valait ne pas s'accouder à la rambarde de son balcon vertigineux : il l'avait rafistolée lui-même !

J'ai eu moi-même, autrefois, la lubie dévastatrice de retaper tout seul de vieilles fermes, d'y refaire le toit, la plomberie, l'électricité, le tout-à-l'égout, d'installer une salle-de-bains et des cabinets, etc… Je tentais même de réparer le vieux tracteur rouillé dans la grange. 

Ces masures, après mes bricolages, s'avérèrent encore plus inhabitables qu'avant. Aussitôt je déménageais à-la-cloche-de-bois et j'allais louer une autre baraque délabrée quelques kilomètres plus loin et recommençais le même cirque. Je dûs fuir les propriétaires fulminants en me réfugiant cette fois en ville, où j'entrepris d'aménager à mon goût des appartements pourtant classés monument historique. La police s'en méla, et les sapeurs-pompiers, et la Préfecture. 

Alors je n'ai plus eu d'autre solution que d'aller me cacher dans une plus vaste métropole, en évitant d'apporter mes outils. J'en ai profité pour démissionner (en déchirant ma Carte de Presse) et j'allais désormais me contenter de ne plus bouger de ma chaise sauf pour aller m'allonger sur mon divan ou carrément me coucher. 

J'avais pris conscience de mes incompétences : ne sachant rien faire de mes dix doigts, dès lors je ne ferais plus rien. Je me tiens à ce programme minimaliste et périlleux depuis 1992. Et compte bien ne jamais plus y déroger.

Il serait excessif toutefois de prétendre ne rien savoir faire de mes deux mains.

Je sais rouler des cigarettes comme personne, avec du tabac trop gros et trop sec, dans du papier non-gommé.

Je pianote mes vieilles machines-à-écrire avec grande vélocité et sans regarder mes doigts.

Je fais hurler les cordes de ma guitare.

Et accessoirement je puis distribuer avec efficacité des taloches et des beignes.

Autant d'activités dites manuelles qui restent toutefois, comme mes trois siestes quotidiennes, des variantes du grand art du Ne-rien-foutre, lequel relève de celui, majeur, du Rien-à-foutre

Sur le piano-à-lettres, j'ai dû humblement admettre que je suis bien incapable de jouer la musique des autres. Je me contente d'improviser ce qui me chante, même si ma musique est farcie de fausses notes : elles font la singularité inimitable de qui ne saurait singer les autres.

Sur ma Stratocaster ou ma Dobro, trop immodeste pour me croire capable d'originalité, j'ai la prétention inouie d'imaginer que je ne singe pas si mal que cela, et sans fausses notes, les madrés tricoteurs de riffs, bluesmen dingos et autres demeurés du pub-rock et du rythm'n blues. (Dans le genre des videos ci-dessous : de Little Bob, incurable péché de jeunesse !, aux écossais Nimmo Brothers, découverts l'autre jour ou encore Mason Rack Band, autant de ringards"old school" certes ! mais qui ne donnent pas, eux, dans la vomitive bluette des goûts contemporains !)

Cioran savait pianoter une machine-à-écrire, sur laquelle il se défoulait comme personne. Mais on ne peut certes pratiquer cet engin toute la sainte journée, surtout quand on est le roi du bref et du laconique. Ainsi allait-il se venger sur la plomberie de la mansarde ou sur la chasse  des chiottes du palier.

Moi, je ne lui aurais pas offert une télé pour distraire son cafard des heures trop creuses. Mais une Stratocaster, un ampli Vox et des disques de Johnny Winter, Buddy Guy, Little Bob Story ou Doctor Feelgood.

Ah ! Imaginer Cioran se lançant à fond dans One way out, Black Betty ou Don't let me be misunderstood Avec, comme batteur, sa bête noire : la voisine nonagénaire du dessous, qui tape frénétiquement son plafond avec le manche à balai !
L. W.-O.







3 commentaires:

nosconsolations a dit…

Hier soir, pendant le cours de maths de la fille de ma compagne, donné par mon neveu, nous sirotions ma chérie et moi un petit Ventoux AOC quand, soudain, elle me rappelait les quelques travaux qu'il me reste à faire dans la maison avant de m'éclipser. J'eus alors lâchement recours à ce texte sur Cioran et le bricolage. Nous n'avions pas autant ri depuis mon imitation de Claude François, au lit, un soir du printemps dernier. Les jeunes étudiants étaient décontenancés (j'ai peur qu'ils ignorent qui est Cioran) et ma mie d'en conclure : Je suis heureuse que tu ne sois pas bricoleur ! Merci LWO !

Pierre Amigon a dit…

Apparemment vous lisez, ce qui est déjà loin de ne rien faire.
Cordialement,
p.

Unknown a dit…

Excellent de drôlerie et de lucidité sur la vacuité des choses . Notre cerveau est clairement le manège qui donne le plus de sensations si l on s y attele ( et c'est gratis en plus ).
Merci encore, cela faisait un moment que je n avais pas lu quelque chose écrit par quelqu un d autre qu un abruti.